Chawki Gaddes: La vidéosurveillance, atteinte à la vie privée ou panacée à l’insécurité?
Lorsque vous dites « le droit à la vie privée ne me préoccupe pas,
parce que je n'ai rien à cacher », cela ne fait aucune différence avec le fait de dire
«Je me moque du droit à la liberté d'expression parce que je n'ai rien à dire»,
ou «de la liberté de la presse parce que je n'ai rien à écrire»
Edward Snowden, Citizenfour, 2014,
Laura Poitras de Edward Snowden
«La révolution numérique était en train de bâtir brique par brique
le rêve millénaire de toutes les dictatures
des citoyens sans vie privée, qui renonçaient d'eux-mêmes à leur liberté...»
Bernard Minier, Une putain d'histoire, 2015
Par Chawki Gaddes. Président de l'Instance nationale de protection des données personnelles (Inpdp)- La vidéosurveillance, dénommée aujourd’hui officiellement vidéo protection en France, se démocratise grâce à la baisse du coût de l’équipement, à la miniaturisation des caméras et à la hausse fulgurante de leur qualité en parallèle avec celle du débit contemporain de la communication. Ces caractéristiques induisent une prolifération silencieuse et imperceptible de leur installation dans notre paysage, ce qui conduit à une intrusion dans notre vécu quotidien.
Personne n’y prête plus pourtant attention et, pire encore, devant l’augmentation de l’insécurité, du banditisme et du terrorisme, ces défenseurs la présentent comme la panacée pour une société plus agréable à vivre et le moyen rêvé à l’efficacité des services chargés de la sécurité de notre vie.
Pourtant, des études très sérieuses partout dans le monde prouvent que c’est un procédé qui déçoit et elles tracent un tableau loin d’être aussi rose du recours à la vidéo protection, au contraire. Une technique qui n’a pas empêché les attentats meurtriers, ni dissuadé les malfaiteurs qui continuent à commettre leurs crimes. La Chine, à travers la vidéosurveillance, car ils l’utilisent à cette fin, a bien montré ce que le « Big Brother » dans un laboratoire à échelle réelle pouvait donner comme résultats. Les citoyens sont filmés dans les espaces publics en temps réel et profilés pour être scorés. Une surveillance des gestes quotidiens qui entraîne à travers un traitement automatique inlassable et vicieux des décisions d’exclusion du « mauvais citoyen » du bénéfice de services et de droits comme l’obtention d’un passeport ou d’un crédit bancaire.
Le maire de Nice, un an et demi avant l’attentat du camion bélier, avait déclaré à propos des tueries de Charlie Hebdo que « si Paris avait été équipé du même réseau [de caméras] que le nôtre, les frères Kouachi n’auraient pas passé trois carrefours sans être neutralisés et interpellés», et pourtant.
Un article de fond très intéressant du Monde est à consulter où la journaliste se pose en mai 2018 la question « la vidéosurveillance est-elle efficace ? » et y répond à travers quatre questions. A-t-elle un effet dissuasif sur les délinquants ? Cela dépend des cas. Protège-t-elle du terrorisme ? Non. Réduit-elle la délinquance sans la déplacer ? Non. Aide-t-elle à élucider les infractions ? Oui… mais dans très peu de cas. Les chiffres et les preuves qui justifient ces réponses sont très convaincantes.
En dépassant cette problématique à laquelle seul le débat public peut mettre fin en Tunisie, comment peut-on y recourir en restant dans la légalité ?
I. Quel cadre juridique?
En Tunisie, le cadre juridique de la vidéo protection se retrouve exclusivement dans la loi organique numéro 63 de juillet 2004 relative à la protection des données personnelles. Celle-ci réserve six articles (de 69 à 74) dans la section quatre du chapitre consacré aux traitements spécifiques intitulée « Du traitement des données à caractère personnel à des fins de vidéosurveillance ». L’article 69 dispose que « … l’utilisation des moyens de vidéosurveillance est soumise à une autorisation préalable de l'Instance nationale de protection des données à caractère personnel ». Mais l’installation de caméras de vidéo protection au sein d’un espace personnel qui n’est pas ouvert au public est permis sans autorisation préalable de la part de l’Inpdp, ce qui est le cas de leur installation à l’intérieur d’un domicile sans que leur champ de vision n’englobe les espaces propriété des voisins ou la voie publique.
La procédure préalable est ainsi une demande d’autorisation à l’Inpdp qui a permis depuis l’année 2009 jusqu’à décembre 2019 de statuer sur 3 759 dossiers relatifs à la vidéo protection sur la totalité des 6 195 dossiers traités, donc constitue quelque 60% de son activité. Sur les 332 plaintes reçues par l’Inpdp, depuis 2016, 162 ont été transmises au procureur de la République compétent. Parmi les plaintes transmises, 118 concernent la vidéo protection, ce qui constitue 73% du total des plaintes.
Dans le cadre de son pouvoir réglementaire, l’Inpdp a édicté une délibération numéro 5 relative à la détermination des conditions et des procédures d’installation des moyens de vidéo protection en date du 5 septembre 2018 (www.inpdp.nat.tn/5_VS.pdf). La délibération comprend 15 articles qui explicitent les aspects pratiques du recours à ces systèmes de protection.
II. Quelle finalité ?
L’article 71 de la loi de 2004 limite leur installation aux situations où « … ils sont nécessaires pour assurer la sécurité des personnes, la prévention des accidents, la protection des biens ou l'organisation de l'entrée et de la sortie de ces espaces ».
Ainsi le recours à ces systèmes doit être limité à des finalités qui ont été déterminées par la loi et explicitées par la délibération de l’Inpdp et qui tournent autour de la protection des espaces, des biens et des personnes.
Les caméras doivent être ainsi un outil technologique permettant d’assurer la protection des individus et des espaces mais pas de les soumettre à une surveillance exagérée pouvant restreindre leur champ de vie privée et la sauvegarde de leur intimité.
Les systèmes de vidéo protection ne peuvent ainsi avoir pour finalité la surveillance du comportement des employés ou l’intrusion dans l’intimité des personnes. Ils ne peuvent être orientés sur un caissier mais plutôt sur le tiroir-caisse ni installés dans une salle de soins ou des toilettes ou une salle d’enseignement ou un vestiaire.
III. Quelle typologie?
Suivant les besoins de la protection, l’installation des caméras peut avoir les typologies qui y répondent:
1. Si le système sert à délocaliser l’œil d’un agent de sécurité qui pourrait à partir d’un seul écran avoir une vue sur ce qui se passe dans des espaces différents, dans ce cas on pourra recourir à la vidéo protection avec visualisation en temps réel sans enregistrement. Cette typologie fait sauter l’interdiction d’en installer dans certains endroits intimes comme les dortoirs dans des prisons ou la surveillance de malades dans des institutions de santé.
2. On peut aussi avoir besoin de retrouver après coup la preuve d’actes de vandalisme ou d’agression ou de vol. Dans ce cas, l’enregistrement est nécessaire, mais pas la visualisation en temps réel. Le responsable de l’installation pourrait dans le cas de la survenance des faits avoir accès aux enregistrements et les visualiser ou en faire une copie à l’intention de l’enquête ou de la plainte.
3. Enfin, on pourrait avoir ces deux finalités, la visualisation en temps réel et garder des enregistrements en cas de besoin. Dans ce cas, le système de vidéo protection permettra à des agents de sécurité de visualiser en temps réel ce qui se passe dans un espace et au responsable de recourir en cas de survenance de faits aux enregistrements pour en retrouver la preuve.
IV. Que peut-on protéger?
La règle est qu’on ne protège que ce qui nous appartient. Les personnes publiques (ministère de l’Intérieur ou de la Défense nationale et les municipalités) sont seules autorisées à protéger la voie publique. On ne peut installer un système de vidéo protection que dans sa propriété. L’article 70 de la loi de 2004 limite ainsi exclusivement ces endroits aux « … lieux suivants:
1. les lieux ouverts au public et leurs entrées ;
2. les parkings, les moyens de transport public, les stations, les ports maritimes et les aéroports ;
3. les lieux de travail collectifs ».
Pour la copropriété, les espaces communs d’une résidence collective sont considérés comme la propriété du syndicat des copropriétaires. Mais dans ce cas, l’installation ne doit couvrir que ces espaces et donc couvrir des jardins, des couloirs, des escaliers ou des ascenseurs mais jamais des portes d’entrée des appartements ou des fenêtres d’habitation. La condition pratique est que le syndic doit avoir une autorisation de la part de l’assemblée générale des copropriétaires.
La règle est que ces équipements doivent protéger des espaces ouverts au public ou de travail sans englober la voie publique ou les espaces de travail individuels ainsi que tout ce qui est en relation avec le transport.
Les distributeurs automatiques de billets sont dotés de caméras de protection des clients et des équipements avec un champ qui englobe la voie publique. C’est une situation exceptionnelle qui est tolérée au vu de l’importance de la finalité d’installation. Elles doivent être programmées pour enregistrer que le distributeur est en cours d’utilisation. Si une banque installe une autre caméra pour protéger le distributeur, elle doit être orientée vers l’équipement sans avoir un champ large englobant la voie publique.
Une autre situation est permise au vu de la finalité qui a permis le recours à ces équipements, ce sont les caméras-piétons. Elles sont portées par du personnel dans l’exercice de leur mission et qui sont en contact avec les usagers ou les citoyens (policier, douanier, contrôleur ...). Ces caméras sont portées par les agents et enregistrent l’image et le son et doivent indiquer qu’elles sont en situation d’enregistrement. Elles stockent les enregistrements qui sont placés en fin de journée sur un serveur et gardés pour une durée limitée pour pouvoir y recourir en cas de réclamation ou la survenance d’un différend.
V. Comment y recourir?
L’installation de ces équipements par les personnes publiques et privée, sauf pour celles dans la limite d’une propriété privée, est soumise à une autorisation préalable de l’Inpdp. Le formulaire de demande d’autorisation est en téléchargement sur le site de l’Inpdp (www.inpdp.nat.tn/video.pdf). Il faut le remplir et lui adjoindre un plan ou un croquis de l’installation avec l’emplacement des caméras et leur champ de vision ou orientation et la définition de l’espace protégé.
L’enregistrement des vidéos doit être programmé de manière que ne soient gardés que ceux des trente derniers jours. Le DVR doit ainsi écraser de façon automatique l’enregistrement du premier jour avec celui du trente unième.
Le public doit être clairement informé de l’existence de cette installation avec une affiche clairement disposée à l’entrée de l’espace protégé ou dans la voie d’accès aux moyens de transport. L’affiche doit être assez grande pour sa lisibilité par le public et indiquer les références de l’autorisation de l’Inpdp et sa date ainsi que les coordonnées pour les demandes de droit d’accès aux enregistrements par le public.
Le système mis en place pour assurer l’enregistrement des vidéos doit être assez protégé physiquement (local fermé à clé, armoire de protection sous clé …) et logiquement (mot de passe pour accéder aux enregistrements) pour ne permettre l’accès qu’aux personnes autorisées.
Le responsable légal du système de vidéo protection doit permettre l’accès aux données enregistrées dans le cadre de l’exercice du droit d’accès. La vidéo où une personne est présente et qui à un intérêt légal à en avoir une copie peut lui être communiquée dans le cadre d’une procédure judiciaire soit à travers la police judiciaire, soit sur la base de l’injonction d’un juge. Dans tous les cas, chaque fois qu’une personne demande à avoir accès à un enregistrement à une date et une heure précises, le responsable du système doit en faire une copie sur un support amovible pour éviter que l’enregistreur ne l’efface automatiquement après le passage d’un mois. En dehors de cette situation et sur la base de réquisitions officielles dont il est impératif de garder une trace, aucune communication de vidéos ne peut être réalisée.
La finalité de ces systèmes est la protection des biens, des personnes ou des édifices. La diffusion des vidéos, de quelque manière que ce soit (même si l’intention peut être louable), constitue une violation très grave de la loi sur la protection des données personnelles et entraîne des sanctions assez lourdes.
Enfin, si un responsable d’installation décide de se doter d’une visualisation en ligne des enregistrements vidéo, il est impératif de protéger le flux vidéo de tout piratage possible en recourant à un procédé de cryptage et une protection la plus efficace possible.
En présence de ce cadre juridique assez développé et d’une instance de contrôle, la culture de la protection des droits des individus est encore très faible dans notre société (94% des personnes sondées ne sont pas dérangées par ces installations: www.inpdp.nat.tn/Sondage.pdf). On relève ainsi une absence totale de réaction des personnes aux déclarations de l’Etat annonçant la mise en place de systèmes de vidéosurveillance avec reconnaissance très intrusive ainsi qu’aux installations déjà opérationnelles et illégales dans le parking de l’aéroport de Tunis-Carthage ou d’un hôtel sur l’avenue Mohamed-V.
Chawki Gaddes
Président de l'Instance nationale de protection des données personnelles (Inpdp)