Ammar Mahjoubi: Aux origines de Tunis, l’antique Tynès
Très peu de villes du territoire punique sont nommément citées dans les textes anciens, et on ignore encore où certaines d’entre elles sont situées, malgré les progrès des recherches archéologiques. La cité de Tynès, par contre, est évoquée à maintes reprises, et Polybe la localise au voisinage du lac qui jouxte la métropole punique : «Carthage, écrit-il, se trouve sur un golfe, dans une presqu’île saillante, dont le pourtour est en majeure partie bordé, d’un côté, par la mer, de l’autre par un lac. L’isthme qui la rattache à la Libye a, environ, vingt-cinq stades (4400 m.) de largeur. Du côté de cet isthme, qui regarde la mer, et à peu de distance, s’élève la ville d’Utique ; de l’autre côté, contre le lac, τύνης. » (Polybe, I, 73, 4-5).
La cité est mentionnée, pour la première fois, lorsque le tyran de Syracuse, Agathoclès, entreprit entre 310 et 307 av. J.-C. son expédition sur le sol africain; Tynès existait donc avant cette date. Agathocle ravagea le Cap Bon, et menaça dangereusement Carthage qui fut même, quelque temps, à deux doigts de sa perte. A l’été de l’année 310 av.J.-C., peu après son débarquement au lieu-dit les «Carrières», qu’on situe au Sud-Ouest de la péninsule, il brûla les vaisseaux qui avaient transporté son armée, pour l’obliger à vaincre ou périr en lui interdisant tout espoir de rembarquement. Diodore, l’auteur grec qui est notre source principale, décrit ensuite la région traversée par la troupe des envahisseurs. Fertile, sillonnée par des ruisseaux, elle était le lieu de prédilection choisi par de vastes et luxueuses maisons de campagne, au milieu des prairies et des vergers verdoyants, plantés d’oliviers et d’arbres fruitiers. Là, en effet, au Cap Bon, s’étendaient les domaines de la riche et prospère aristocratie carthaginoise.
Le tyran de Syracuse prit d’assaut une ville que Diodore nomme Mégalopolis, traduisant ainsi, en grec, son toponyme phénicien. Quittant ensuite le Sud du Cap Bon, il s’empara de plusieurs bourgs au voisinage de Carthage ; et pour décourager ses ennemis, il s’installa à proximité de leurs murs, en fortifiant un camp retranché à la périphérie de Tynès. Il y établit une garnison, afin d’isoler Carthage de ses sujets libyens et de ses alliés, tout en rendant difficile son ravitaillement par la voie terrestre (Diodore, XX, 15, 16 et 17). Puis Agathocle, avec le gros de sa troupe, quitta sans tarder Tynès, pour porter la guerre dans la région du Sahel et abattre les cités phéniciennes de la côte. Il commença par emporter d’assaut Néapolis (Nabeul) et une fois cette ville prise et pillée, il commença le siège d’Hadrumetum (Sousse). Mais informés de l’éloignement du chef grec et de son armée, les Carthaginois réussirent un coup de main contre la garnison qu’il avait établie à la périphérie de Tynès et avancèrent des machines de siège contre les remparts de cette cité. En apprenant la chute du camp retranché, Agathocle aurait, raconte Diodore, occupé une montagne située à mi-distance entre Hadrumetum et Tynès et y aurait allumé, de nuit, des feux innombrables, faisant croire aux deux cités que des forces considérables étaient en marche. Les Carthaginois auraient alors levé le siège de Tynès, reflué vers leur métropole et abandonné sous les remparts machines et armes lourdes, tandis qu’Hadrumetum aurait capitulé.
Si cette anecdote, au demeurant peu crédible, s’était avérée néanmoins exacte, les feux auraient été allumés au flanc du Zaghouan, seule montagne visible à la fois de Tunis et de Sousse. Une fois en possession d’Hadrumetum, Agathocle s’empara ensuite de Thapsus (Ras Dimas), ainsi que de plusieurs autres agglomérations dans la région du Sahel, qui était donc suffisamment urbanisée dès l’époque punique. Depuis son débarquement, et grâce à ses incursions dans les régions du Cap Bon, de Tynès et du Sahel, il se serait rendu maître de plus de deux cents «villes» qui n’étaient, vraisemblablement, dans leur grande majorité, que des bourgs agricoles. Inlassable, il se tourna peu après vers «les lieux supérieurs de la Libye», sans doute vers le Nord-Ouest montagneux du pays, mais ne tarda pas à apprendre que grâce à des renforts envoyés par l’armée punique, qui guerroyait en Sicile, les Carthaginois avaient repris le siège de Tynès. A marche forcée, il revint sur ses pas et arrivé à 200 stades de la cité (35 kilomètres), il s’avança de nuit et tomba au matin sur les Puniques qui, sortis de leur retranchement, fourrageaient dans les champs. Il en aurait tué plus de 2000, aurait fait de nombreux prisonniers et se serait procuré un approvisionnement important.
Toujours à propos de cette expédition d’Agathocle, il est de nouveau question de Tynès lorsque l’un des fils du tyran, qui s’appelait Archagathos, fut bloqué dans cette cité par deux armées carthaginoises, alors que la flotte punique lui interdisait la voie maritime. Souffrant avec ce qui restait de son armée du manque de vivres, il envoya des messagers à son père retourné en Sicile pour lui demander aide et renforts. Agathocle s’empressa de lui porter assistance : il embarqua et put accéder sans encombre à Tynès. Mais l’aventure du tyran de Syracuse en terre africaine ne tarda pas à tourner au désastre ; vers le 12 octobre 307 av. J.-C., forcé et contraint, il rembarqua furtivement et retourna en Sicile, abandonnant ses deux fils, qui furent massacrés par leur propre armée ; celle-ci se choisit d’autres chefs, qui engagèrent des pourparlers avec le gouvernement carthaginois et acceptèrent d’évacuer les villes qu’ils détenaient contre 300 talents d’argent (soit 7 800 kilogrammes). Quant aux soldats de cette armée grecque, certains décidèrent de s’engager dans l’armée punique, en qualité de mercenaires, les autres furent rapatriés en Sicile. Quelques garnisons grecques refusèrent l’accord ; les places qu’elles occupaient furent prises d’assaut, les officiers furent mis en croix et les troupes réduites en esclavage.
Une cinquantaine d’années après l’expédition d’Agathocle, les textes anciens mentionnent de nouveau Tynès, à l’occasion de sa prise et de son occupation par les Romains, au printemps de 255 av. J.-C. C’était au début des guerres interminables qui opposèrent Carthage à Rome, un siècle durant, du milieu du IIIe siècle avant le Christ au milieu du IIe. Le déclenchement du conflit en 264 av. J.-C. était dû, en grande partie, à l’influence grandissante à Rome de la famille campanienne des Atilii. De fait, les historiens contemporains n’ont pas manqué de souligner que les membres de cette famille détinrent le consulat sept fois, entre 267 et 245 av. J.-C. L’importance économique possédée à cette époque par la Campanie, avec ses exportations lucratives de vins et de céramiques, conjuguée avec l’installation d’une garnison punique à Messine, à quelques milles des rivages italiens, devaient inquiéter le Sénat romain. Les Atilii successifs à la tête du consulat auraient alors exercé une sorte de lobby commercial, pour que l’annexion de la Sicile, presque entièrement occupée par les Carthaginois, devienne le premier objectif de la toute nouvelle politique méditerranéenne de Rome.
Comme les opérations traînaient en longueur et risquaient l’enlisement en Sicile, Rome décida de porter la guerre, comme Agathocle auparavant, en terre africaine. L’expédition fut confiée aux deux consuls de l’année 256 av. J.-C.,
L. Manlius Vulso et le campanien Atilius Regulus ; et on choisit pour le débarquement la pointe Sud-Est du Cap Bon, à Clypea (Kélibia). Après les Grecs, les Romains ravagèrent de nouveau la presqu’île, dévastèrent les riches campagnes, pillèrent et détruisirent bourgs et petites cités. C’est alors, très probablement, que la petite ville de Kerkouane, située entre Kélibia et Ras ed-Drek, fut détruite. Sur ordre du Sénat, Vulso ramena le gros de la flotte en Italie et Regulus, avec les fantassins, les cavaliers et quarante vaisseaux resta en Afrique. Au printemps de 255, il se mit en campagne et remporta un premier succès à Adyn (qui ne serait autre, peut-être, qu’Uthina (Oudhna)). Puis il s’empara de Tynès, et comme Agathocle, il y établit son camp. Mais il accepta ensuite de livrer une bataille décisive sur un terrain choisi judicieusement par les Carthaginois. Son armée fut défaite, il fut fait prisonnier et mourut très probablement dans une geôle à Carthage.
Une légende postérieure, accréditée par nombre d’écrivains latins, de Cicéron à Tite-Live et de Florus à Aulu-Gelle, prétendit qu’après plusieurs années de détention, les Carthaginois libérèrent Regulus et l’envoyèrent à Rome, en le chargeant d’obtenir un échange de prisonniers, et de plaider pour l’arrêt de la guerre ; et il se serait engagé, par serment, à revenir à Carthage, si sa négociation n’était pas couronnée de succès. Mais une fois à Rome, il aurait conseillé au Sénat de continuer les hostilités ; et puisque sa mission avait échoué, il serait resté fidèle à son serment et serait retourné en Afrique, pour mourir à Carthage sous la torture. Cicéron, en particulier, fit valoir fièrement cet «exemplum», dans son traité sur les Devoirs, mobilisant toutes les ressources de son éloquence pour montrer cette belle illustration de la fides romana, face à la fides punica, de la loyauté face à la fourberie. A leur habitude, les historiens droitiers, en France, offrirent une longévité singulière à cette légende fabulée, et en dépit de toute évidence historique, on continua à honorer en France la prétendue exemplarité de Regulus et à révérer «dans notre conscience collective, et dans le «Petit Larousse», qui en est en France l’un des gardiens, la statue de Regulus héros de l’honneur sauf.» (S. Lancel, Carthage, Fayard, p. 387).
Tynès est encore mentionnée dans les textes anciens, lorsqu’ils relatent les péripéties de la «guerre des mercenaires», et aussi, une dernière fois à notre connaissance, dans les écrits sur la deuxième guerre punique. On sait qu’en 239 av.J.-C., à la fin des hostilités en Sicile entre Carthage et Rome, au terme de la première guerre, les mercenaires de l’armée carthaginoise furent ramenés par petits groupes sur le sol africain. Une fois réunis à Sicca Veneria (Le Kef), Hannon, un général carthaginois, leur annonça que l’état des finances puniques, en raison de l’indemnité exorbitante exigée par Rome, imposait une diminution du montant de leur solde. Furieux, ils se révoltèrent, appelèrent les cités du territoire africain à secouer le joug de Carthage, et adressèrent des émissaires pour inciter les populations libyennes, sujets des Puniques, à reprendre leur liberté. Presque tous les Libyens dans l’hinterland carthaginois, écrit Polybe (I, 70, 9), prirent parti pour les insurgés et leur envoyèrent approvisionnements et renforts ; 70 000 Libyens armés se joignirent aux mercenaires. La troupe des insurgés se divisa en trois groupes, qui assiégèrent, l’un Utique, l’autre Hippo Dhiarrytus (Bizerte), et le troisième, constitué surtout de Libyens, s’installa à proximité de Tynès, afin de couper l’isthme et d’isoler Carthage du continent. Mais Amilcar Barca – le père d’Hannibal et le général carthaginois qui s’était illustré en Sicile – marcha sur Tynès et avec une deuxième armée punique, commandée par un autre Hannibal, ils assiégèrent la cité. Matho, le plus redoutable des insurgés, s’y était retranché, à la tête d’une armée de mercenaires et de Libyens rebelles. Il réussit, grâce à une sortie victorieuse, à surprendre l’armée d’Hannibal, et Amilcar fut alors forcé de lever le siège. Mais lorsque le chef libyen Matho résolut de livrer une bataille décisive, son armée fut défaite et il fut capturé vivant.
Les auteurs grecs et latins mentionnent encore et enfin Tynès lorsque Scipion, pendant la deuxième guerre punique, s’en empara et, comme autrefois Agathocle et Regulus, y établit un camp. C’est là, à ce camp, que se rendirent les négociateurs envoyés par le sénat de Carthage. Une première délégation punique vint une première fois, en 203 av. J.-C., à Tynès pour engager des négociations préliminaires, sans même attendre le retour d’Hannibal, qui guerroyait encore en Italie ; et une deuxième délégation y revint une dernière fois après Zama, à deux reprises, pour négocier en 202 le traité de paix, puis pour signifier à Scipion son acceptation.
A la fin de la troisième guerre punique, en 146 av. J.-C. le grec Strabon (XVII, 3, 10) cite quatre villes qui «furent détruites par les Romains en même temps que Carthage» : Néphéris, Tynès, Néapolis et Aspis (devenue Clypea en latin – Kélibia). Ce qui expliquerait, peut-être, l’absence du nom de Tynès dans la liste des cités de la province africaine, à l’encontre des trois autres villes qui devinrent des colonies romaines, fondées par des vétérans dès les débuts à Rome du régime impérial.
Ammar Mahjoubi
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