Gouvernement Fakhfakh, Ne tuez pas la presse écrite !
S’il a eu la main heureuse pour décider une série de mesures salvatrices en faveur des médias, privilégiant cependant l’audio-visuel et le numérique, le gouvernement en a totalement exclu la presse écrite, imprimée, vendue en kiosque et distribuée par la poste. A moins qu’il ne s’agisse d’un premier chapitre dans la mise en place d’un dispositif plus global d’appui aux médias, ce parti-pris porte un coup fatal à l’imprimé qui demeure l’épine dorsale d’une presse professionnelle, libre et indépendante. Et à toute la chaine de sa production et de sa mise en vente.
Déjà sinistrée par le confinement généralisé et l’arrêt des imprimeries, de la poste et des messageries, ainsi que la fermeture des kiosques et des grandes surfaces, la presse écrite affiche un pronostic vital des plus incertains.
Le choix du gouvernement Fakhfakh risque de signer l’arrêt de mort du journal papier et des autres périodiques. Quotidiens, hebdomadaires tabloïds et magazines passeront ainsi à la trappe, entrainant avec eux, les imprimeurs, les diffuseurs, les messageries, les kiosquiers et autres maillons d’une chaîne ancestrale. Fermetures et faillites en cascades, licenciements inévitables et chômeurs additionnels. Comme si on pouvait se le permettre. Déjà l'hécatombe des titres de presse nés avec la révolution, depuis 2011, a impacté plus de 160 titres de diverses périodicités. Les tout derniers étant les quotidiens Assarih et Attounsia.
Indispensable, la transition numérique doit être progressive, dans le cadre d’une démarcher générale, soigneusement préparée, encore faut-il que le Tunisien y soit prêt et disposé à payer ce qu’il est en train de lire actuellement gratuitement sur internet? Supprimer l’imprimé? Autant sauter le pas et biffer l’écrit pour passer directement à l’audio. Nombre de magazines et de livres proposent déjà des versions audio. Aussi, les applications mobiles multiplateformes (WattsApp, Messenger, WeChat, Skype, etc.) permettent d’échanger des messages vocaux enregistrés, ce qui est très en vogue…
Nombre de ses prédécesseurs à la Kasbah avaient multiplié les annonces de leur bonne volonté, promettant monts et merveilles. En vain: que des chimères ! Elyès Fakhfakh a certes le mérite d’énoncer des mesures utiles pour certaines catégories de médias, même si leur opérationnalité sera longue et non-encore clairement définie. Son initiative, louable en soi, et bien heuresue pour nos confrères concernés, reste cependant non seulement incomplète, mais elle s'avère aussi discriminatoire et surtout parricide.
La question est simple : oui ou non, la démocratie a-t-elle besoin d’une presse libre et indépendante ? Oui ou non, le contribuable tunisien y a-t-il droit ? Un débat public est indispensable. Dans l’affirmative, la profession pourra alors convenir alors avec les décisionnaires des mesures urgentes et de leur mise en œuvre.
Analyse.
De l’inédit, depuis des siècles
A contre-courant de ce qui passe en démocraties, la décision à peine déguisée de tuer la presse écrite prive le lecteur d’une source privilégiée d’accès à l’information mise en perspective, à l’analyse, à l’opinion libre, aux connaissances et à la publicité d’intérêt public ou commerciale. Jamais dans l’histoire ancienne ou récente de la presse, depuis la parution du premier journal imprimé en France, La Gazette, créé par Théophraste Renaudot, publiée à Paris en mai 1631, pour ne pas remonter à ses ancêtres de l’antiquité, pareil échafaud n’a guillotiné un titre de presse. Bien au contraire, tous les régimes, mêmes ceux « autoritaires » ont prêté une attention particulière à la presse, celle qui sort des presses d’imprimeries. L’aide de l’État à la presse a été étendue, entre autres formes de soutien, jusqu’au financement de la modernisation de la chaine graphique et des imprimeries dédiées et de la mise à niveau des messageries.
Une modulation en fonction de critères rationnels et équitables
L’attachement des pouvoirs publics en démocraties, à la préservation de la presse écrite, vecteur de promotion de la liberté d’expression, plurielle, éthique et responsable, de l’information et du divertissement intellectuel, a imposé une modulation de l’aide publique en fonction de nombre de critères. Il s’agit notamment de la non-concentration capitalistique de plusieurs titres entre les mains de mêmes actionnaires, du faible tirage, de la part prépondérante du contenu rédactionnel propre par rapport au reste (dépêches d’agences petites annonces et publicité), et de l’indépendance vis-à-vis de toute influence étrangère ainsi que de tout groupe d’intérêt économique et de pression, de quelque nature que ce soit. L’un des systèmes les plus édifiants à ce titre est celui adopté en Scandinavie. L’excellent ouvrage de Julia Cagé, ‘’Sauvez les médias’’ (Éditions Le Seuil, 2015) nous fournit des éléments fort instructifs qui suscitent réflexion.
Une entreprise, des investisseurs et une rentabilité salutaire
L’entreprise de presse est d’abord une entreprise, régie par les mêmes lois, la même réglementation, les mêmes procédures de gestion que toutes les autres. C’est à dire avec des investisseurs, une gouvernance, un business plan, un compte d’exploitation et une impérative rentabilité. L’unique différence, c’est l’obligation de transparence que lui impose la loi en la soumettant à la publication de ses indicateurs financiers et la révélation de son tirage. Sans générer des bénéfices émanant de sa propre production, l’entreprise de presse ne saura préserver son indépendance, ni garantir sa pérennité. Elle doit alors changer d’enseigne pour devenir une officine de propagande à la solde de telle ou telle partie.
La descente aux enfers s’accélère
Sans échapper aux mêmes risques d’extinction de par le monde, la presse écrite subit en Tunisie à la fois une crise de l’offre (attractivité et large audience) et de la demande (lecteurs et annonceurs). Cette torpille à multi-tête et en défragmentations, est mise à feu d’abord par l’étiolement du lectorat, arabophone, comme francophone. Le tirage global cumulé des sept quotidiens tunisiens en survie avant le confinement du 20 mars 2020 (La Presse, Assahafa, Le Temps, Assabah, Ech-Chourouk, Le Quotidien et Al Maghrib) ‘’n’a guère dépassé les 120.000 exemplaires par jour, pour une diffusion approchant les 70 000 exemplaires, un lectorat de 180 000 personnes et une audience globale de la presse de 11% ? (…) Ramenée à la population générale, la diffusion des quotidiens tunisiens atteint 0,6 % (contre 2,2 % en France en 2018 et 0,5 % au Maroc’’. (Étude Mediaup, Présidence du gouvernement – CAPJC, UE). Certains titres taisent à leurs annonceurs un tirage confidentiel de quelques centaines d’exemplaires, imprimés en fin de bobine.
La deuxième tête de fusée est le tarissement des investissements publicitaires qui migrent vers l’audio-visuel d’abord, puis de plus en plus vers l’on-line. Les investissements publicitaires théoriques calculés par Sigma estiment pour l’année 2019, que sur un marché de 235 MDT, la presse écrite n’a pu engranger que 8,3 MDT, soit 3,5% seulement. Elle est d’ores et déjà dépassée par l’internet qui totalise 12,2 MDT, soit 5,2% en croissance de 24% par rapport à 2018. Alors que la radio est à 33,1 MDT (14%) et que la Télé rafle la mise avec 160, 5 MDT (68%).
Une industrie spécifique
Le journal est l’un des rares produits dont le coût de production ne comprend que moins de 20% pour le contenu, salaires des journalistes compris, alors que les 80% restants sont ponctionnés par les autres charges. C’est aussi un cas exceptionnel où le prix de vente au numéro et par abonnement ne représente au mieux que 20% de ses recettes (provenant essentiellement de la publicité, sauf subventions occultes, ou dons). Le compte d’exploitation est obéré chaque jour davantage par la hausse vertigineuse du prix du papier (importé), les frais croissants d’impression et les charges de distribution (la commission des messageries est de 40% du prix de vente, partagée avec les kiosquiers). Le journal est aussi l’unique produit industriel qui se fabrique selon le même moule, mais avec un contenu qu’il faut changer à chaque édition. L’économie des médias, telle qu’elle nous a été enseignée par Nadine Toussaint (IFP, Assas Paris 2), une référence mondiale, est toute particulière…
Pas de cannibalisation
La sociologie des médias, professée par son collègue émérite Francis Balle et l’histoire de la presse (Pierre Albert), soulignent que jusqu’à présent, aucun nouveau média n’a tué ses prédécesseurs. La radio n’a pas achevé la presse, la télévision n’a pas anéanti le cinéma, et l’on-line et les réseaux sociaux hors-médias, bien au contraire ont fait de la convergence du texte, son, image et de l’interactivité, la valeur ajoutée du paysage médiatique.
Une mission d'intérêt public, aussi
Au lieu de courir au secours de la presse écrite, le gouvernement Fakhfakh préfère faire l’échelle courte, en lui coupant les vivres pour accélérer sa disparition. N'ouvre-t-il pas ainsi les portes de l'enfer qu'est la propagande financée par des groupes d’influence tunisiens, voire étrangers. Au lieu de l’aider à se réinventer en forgeant de nouveaux concepts rédactionnels, innovant son offre, pour la rendre plus attractive et complémentaire des nouveaux médias, et diversifiant ses produits dérivés (hors-séries etc.), et sa mise en ligne en versions numériques payantes, il l’étouffe pour une morte rapide qu’il ne semble pas regretter.
Taoufik Habaieb
- Ecrire un commentaire
- Commenter