Pr Wahid Gdoura - Mondialisation du confinement: Les faiblesses du système de recherche néolibéral
Par Pr Wahid Gdoura - Face à une pandémie sans précédent qui frappe actuellement tout le monde, la communauté internationale se retourne vers la science pour trouver l’antidote capable de sauver la vie de centaines de milliers de personnes. Mais la science, malgré les progrès spectaculaires qu’elle a réalisés durant les cent dernières années, s’est montrée incapable, jusqu’à maintenant, de répondre à l’appel. L’unique solution qui nous a été avancée, pour l’instant, par les politiciens et les experts c’est de «freiner la contamination» et d’observer le confinement général:
«Restez chez vous…le temps de trouver un vaccin d’ici un an ou deux!»
C’est la mondialisation du confinement où tous les moyens sont mobilisés par les autorités publiques pour persuader, voire contraindre, les populations de la planète à respecter cette mesure «Stay at Home».
Il s’agit de la quarantaine que l’humanité a connue depuis l’époque Grecque (instituée par le médecin Hippocrate au Vème siècle avant JC), adoptée au moyen-âge par les musulmans et les européens jusqu’aux temps modernes, à des époques où la science n'était pas aussi avancée qu'aujourd'hui. Autrefois, on réservait des pièces dans les hôpitaux et dans les ports maritimes pour mettre en quarantaine des personnes malades et on bloque l’accès aux zones touchées par l’épidémie. De même, l'isolement sanitaire est limité dans une certaine mesure à une ville, un pays ou à quelques pays. Aujourd’hui le confinement est mondialisé. L’organisation mondiale de la santé (OMS) a établi depuis 1951 une liste de six épidémies (la peste, le choléra, la variole, le thyphus, la fièvre jaune et la fièvre récurrente). Depuis, cette date, de nouvelles épidémies ont surgi et se sont succédé. (Ebola, SARS, Grippe H1 N1..), il est vrai que les chercheurs ont apporté des remèdes mais très « ponctuels » et l’humanité continue à souffrir.
Comment expliquer l'incapacité de la science à anticiper de telles épidémies ? Où sont les visions prospectives de la recherche biologique et médicale ? Où sont les politiques scientifiques et les stratégies de recherche mises en place par tous les pays et organisations internationales? ? Où sont les priorités de recherche?
Où sont dépensés les budgets des superpuissances consacrés à la recherche scientifique ? Quelle est la part du financement de la recherche à des fins pacifiques par rapport à celle à des fins militaires?
Notre propos ici, c'est d’étudier les raisons des faiblesses du système de recherche néolibéral, et l’échec des décideurs à diriger la science et la technologie pour le bien-être de l’Humanité : (environnement, santé, sécurité alimentaire, etc.) et la nécessité d'une révision fondamentale du système de recherche conduisant à une nouvelle révolution scientifique.
Ceci, au moment où nous saluons les progrès accomplis par la science et la technologie conduisant à l’édification de l’économie du savoir, et en même temps nous soutenons tous les scientifiques, chercheurs et médecins de Tunisie et du monde dans leurs efforts pour sauver et /ou soulager l'humanité, prendre en charge les personnes contaminées, et rechercher les remèdes appropriés contre cette grave épidémie.
Les dérives du système de recherche néolibéral
La recherche scientifique est considérée comme le moteur fondamental pour la croissance économique, le progrès social et le développement durable à l’ère du savoir du XXIème siècle. Elle contribue à la résolution des problèmes cruciaux auxquels les sociétés contemporaines font face : freiner la dégradation de l’environnement, améliorer la santé, endiguer les pandémies, repenser la gouvernance des organisations et traiter les problèmes sociaux, éducatifs etc. Quant aux enjeux de la recherche scientifique, la puissance d’un pays est tributaire de son potentiel scientifique et de la qualité de ses recherches.
La science contemporaine a réalisé des progrès technologiques extraordinaires, a amélioré les conditions de vie et a augmenté le volume des connaissances de l’humanité.
Toutefois, ces avancées scientifiques ne profitent pas à tout le monde, et ne parviennent pas à résoudre des problèmes critiques pour nos sociétés à l’exemple des épidémies qui se succèdent et ne se ressemblent pas. Il fallait examiner quelques traits caractéristiques du système de recherche scientifique néolibéral pour comprendre les raisons de la crise sanitaire actuelle.
Commercialisation de la science: universités et laboratoires sur le marché
La mondialisation a eu un impact très marqué sur l’enseignement supérieur et la recherche scientifique. L'économie « mondialisée » a besoin de nouvelles innovations, de nouveaux produits et de cadres hautement qualifiés pour utiliser la technologie et les méthodes de management dans le contexte d'une économie numérique très compétitive. Cela a conduit à l'internationalisation de l’enseignement supérieur, à l'émergence d'un réseau international du savoir, et à la transformation des universités en de véritables «usines du savoir» ou « Usines numériques à diplômes» (David Noble) qui forment «une main d’œuvre de connaissances » (Unesco, 2009). La guerre économique est une guerre des compétences, la «chasse des têtes» fait rage et les pays du Sud sont «vidés» de leurs cadres.
Durant ces dernières décennies, la «chaîne de production du savoir s’est industrialisée» (Laval, C, 2009), et les universités sont mises au service du marché «mondialisé».
Le président de la prestigieuse Université de Harvard ; Derek Bok dénonce ce glissement de la mission des universités, il parle des risques du marché et des formes de commerce que les universités américaines utilisent, notamment: la vente de brevets, la vente de cours numériques à distance et la recherche de découvertes à haut profit commercial au détriment de la recherche fondamentale et des sciences humaines :
«La commercialisation est sur le point de détruire les fondements du progrès scientifique car les universitaires sont écartés de la recherche fondamentale et réorientés vers les recherches appliquées qui sont plus rentables et à forte plus value sur le marché» (Bok, Derek, Universities in the Marketplace, 2003).
Autre forme de marchandisation du savoir : la publication dans des revues scientifiques est contrôlée par des les multinationales de l’édition (Elsevier, Clarivate, Springer, etc) : chiffre d’affaires des dix principaux éditeurs scientifiques : 21 milliards de dollars (2015).
Le capitalisme académique
Une nouvelle forme de gouvernance des universités s’est établie dans les pays du Nord (Amérique du Nord, Union européenne, etc) elle obéit aux impératifs de ce qu’on appelle le capitalisme académique (Slaughter, Sheila, Encyclopedia of Higher Education, 2019).
Depuis une quarantaine d’années, face à la baisse du financement public de la recherche aux Etats Unis les universités assistent à une intensification des investissements privés. Le gouvernement américain a encouragé le partenariat université- entreprise (La Loi Bayh –Dole. 1980) : ainsi, les grandes firmes contribuent au financement des activités scientifiques, en contre partie elles s’approprient les brevets d’invention, financés sur fonds public, et les vendent à prix d’or, tout en bénéficiant d’avantages fiscaux… Sur le plan managérial, les universités se sont trouvées placées sous contrôle d’hommes d’affaires, et sont gérées comme des entreprises:
• La performance des présidents d’universités américaines est jugée en fonction de leur capacité à lever des fonds et à conclure des contrats de recherche avec l’industrie.
• Un grand nombre de chercheurs universitaires «perdent leur position de petits producteurs indépendants – souvent comparés aux professions libérales ou aux artisans – pour devenir des travailleurs industriels soumis à une discipline, à une intensification du travail, à des contraintes et des contrôles de la part de l’administration bureaucratique qui réduisent considérablement leur autonomie» (Laval, C. 2009.)
• Les activités scientifiques et technologiques se développent dans plusieurs directions, elles et ne sont pas soumises toujours au contrôle de l’état dans les pays du Nord, ni à une planification rigoureuse. Les programmes de recherche ne répondent pas nécessairement à l’intérêt public et aux besoins urgents de l’humanité. Ils sont soumis aux intérêts mercantiles et au désir de domination des firmes multinationales.
• Le secteur de la recherche en biologie et médecine est une manifestation des dérives du système de recherche scientifique néolibéral.
Crise de valeurs académiques
Les transformations opérées dans l’enseignement supérieur et la recherche scientifique il y a une cinquantaine d’années n’ont pas toujours servi des objectifs nobles ce qui a suscité des inquiétudes parmi les universitaires et les organisations internationales.
Le président de l’Université de Rhode Island (USA) Frank Newman déplore l’éloignement des universités de leur mission et s’inquiète du risque de marginalisation des valeurs académiques, en raison de la forte concurrence entre les universités pour se partager le marché.
D’habitude, le désintéressement et l’intégrité intellectuelle des chercheurs sont des conditions primordiales pour l’exercice du métier de recherche.
Malheureusement, les dépassements ne manquent pas. Par exemple, parmi les dérives enregistrées en biologie, médecine et pharmacie on signale les conflits d'intérêts en raison de la complexité des relations entre les universités et les entreprises. C'est ainsi que certains professeurs universitaires qui sont actionnaires dans des entreprises dans lesquelles ils effectuent des recherches ne déclarent pas les effets néfastes de certains résultats sur les médicaments testés. On assiste même à la fabrication délibérée de résultats de recherche.
On observe aussi la cupidité de certains laboratoires de recherche américains et européens en biologie qui se sont appropriés des résultats de recherche sur des thèmes vitaux pour l’humanité : scandale d’appropriation des brevets sur le génome humain : mille brevets sur des fragments de gènes humains ont été déposés et possession de monopole mondial sur les tests génétiques dérivés des brevets (Laval. C)
Par contre les universités et centres de recherche n’accordent pas beaucoup d’intérêt à certaines épidémies qui ont touché des pays pauvres à l’exemple d’EBOLA. Ce virus a ravagé durant quarante ans plusieurs pays africains parce qu’il n’a suscité au début que des recherches limitées…
Conclusion
Dans ces conditions le savoir n’est plus un bien public, il s’achète et se vend dans le monde des brevets. La recherche scientifique connaît de plus en plus un désengagement de l’Etat contre un gain d’intérêt du secteur privé et montée du capitalisme académique. Les recherches appliquées sont privilégiées aux dépens de recherches fondamentales. De graves problèmes d’éthique sont signalés. On se demande comment se préparer à des situations difficiles liées aux problèmes de la biosphère de la terre et la succession des épidémies, etc. On parle déjà de la «sixième extinction» de notre planète «Sixth Extinction»: disparition catastrophique de la quasi-totalité des espèces animales et végétales où l’homme assume une lourde responsabilité. (Kolbert, Elizabeth, 2014).
• Faut-il continuer à travailler comme si rien ou presque n’avait changé autour de nous, depuis le Sommet de la Terre de Rio de Janeiro, 1992? Faut-il anticiper les problèmes sérieux de l’environnement et de la santé publique et accorder la priorité de recherche dans ces domaines ?
Un simple exercice de simulation sur la pandémie (Event 201 Pandemic exercise.18 Octobre 2019) n’est pas suffisant pour sensibiliser les décideurs et la communauté internationale.
• comment repenser le modèle de gouvernance de la recherche scientifique néolibérale ?
• Il me semble qu’il devient urgent de travailler sur ces questions si on pense vraiment à l’avenir de l’humanité. Entre temps, les communautés de chercheurs du Maghreb et des pays du Sud sont pressentis pour prendre en mains leur propre destin, à coopérer ensemble, et à créer un grand espace de recherche et d’échanges d’expériences où ils contribuent à la résolution des questions aussi bien locales que globales.
Wahid Gdoura
Professeur d’enseignement supérieur
Université de la Manouba
Bibliographie
Altbach, P (et al.)2009 Evolutions de l’enseignement supérieur au niveau mondial. www.unesco.org
Bok, Derek (2003) Universities in the Marketplace: the Commercialisation of Higher Education.- Princeton University Press (Version arabe Riyadh: Obeikan, 2009)
Conférence mondiale sur l’enseignement supérieur. Paris 23-25 juin 2003 Rapport final.- Paris : Unesco 2004
Elliott, Imelda (2011).- Mutations de l’enseignement supérieur et internationalisation.- Bruxelles : De Boeck.
Kolbert, Elizabeth (2014).- The Sixth Extinction : an unnatural history. Robbins Office (version arabe Kuwait National Council of Culture, 2019)
Laval, Christian (2009).- Les nouvelles usines du savoir du capitalisme universitaire. La découverte | «Revue du mauss» n° 33.
Newman, Frank, and al. (2004).- The Future of Higher Education : Rhetoric, Reality and the Risks of the Market (version arabe Riyadh : Obeikan, 2010)
Slaughter, Sheila(2019).- Academic Capitalism, Evolution and Comparisons. Encyclopedia of Higher Education. Springer.