News - 14.04.2020

Les flexibilités dans le système des brevets tunisien à la lumière de la crise du covid-19

Les flexibilités dans le système des brevets tunisien à la lumière de la crise du covid-19

L’invasion de la pandémie de covid-19 constitue une crise sanitaire inédite. Le combat nécessite, outre l’adoption de mesures exceptionnelles, la recherche d’un traitement. Les laboratoires se sont limités à la recherche d’un remède et aux essais cliniques(1). Certaines molécules ont été avancées comme pouvant traiter, à l’instar  de la chloroquine, bien que des questions relatives à l’efficacité des molécules en cause ou encore à leur prescription hors AMM et la responsabilité qui peut en découler(2) se profilèrent davantage. Dans ce sens, l’INEA Santé, une autorité publique indépendante qui contribue à la régulation du système de santé par la qualité et l'efficience, (Tunisie) préconise  un protocole thérapeutique avec le traitement pharmacologique à l’hydroxychloroquine et la chloroquine.  D’autres questions sont revenues au devant de la scène, notamment: doit-on craindre un brevet sur le remède ? De tous temps, brevets d’inventions et monopole d’une part, médicaments et accès aux soins d’autre part, n’ont pas fait un bon ménage. La propriété intellectuelle constitue un lieu de singulières tensions entre monopole et droit à la santé, étant donné les difficultés d’accès aux médicaments qui pourraient  résulter d’un brevet sur un médicament. Etant un membre fondateur de l’OMC, la Tunisie s’est engagée à conformer son droit à l’accord ADPIC. La loi n°2000-84 du 24 août 2000 relative aux brevets d’invention(3) prévoit la possibilité de breveter des médicaments. D’où le risque de voir les titulaires de brevets portant sur un médicament abuser de leur monopole et porter atteinte à la santé.  Cependant, il convient de préciser que les brevets pharmaceutiques ne s’opposent pas au droit à la santé et ce pour maintes raisons.

Le droit des brevets, loin d’être absolu, comprend un certain nombre de limites. C’est ainsi que le droit des brevets ne protège que les inventions  répondant aux critères de brevetabilité, à savoir la nouveauté, l’activité inventive et l’application industrielle. Par ailleurs, une fois la protection est accordée, elle ne l’est que pendant une certaine durée qui ne dépasse pas 20 ans en droit tunisien. Ajoutons que, même s’il est courant, dans l’industrie pharmaceutique, que les laboratoires font un nouvel usage médical de composés existants et demandent des brevets supplémentaires pour une nouvelle indication, un tel mécanisme connu sous le nom « deuxième application thérapeutique », est pour l’instant interdit en vertu de la loi tunisienne relative aux brevets d’invention . Lorsque l’intérêt général est en jeu, l’Etat dispose de certaines prérogatives pour garantir l’accès des patients aux médicaments vitaux. C’est dans ce sens que le législateur a prévu le recours à la technique des licences obligatoires et les licences d’office(4). Ces flexibilités  sont de tout intérêt pour la santé publique en cas d’urgence nationale sanitaire. La pandémie du Covid-19 déclarée par l’OMS le 13/03/2020 en est une parfaite illustration.

Il convient de rappeler que les licences obligatoires et les licences d’office trouvent une assise dans les conventions internationales ratifiées par la Tunisie. Les licences obligatoires sont indispensables pour prévenir les abus des titulaires du brevet notamment dans le cas d’un défaut d’exploitation ou dans le cadre des brevets « dormants ».

Transposant les dispositions de l’accord ADPIC notamment les articles 30 et 31, l’article 69 de la loi n°2000-84 du 24 août 2000 relative aux brevets d’invention prévoit que toute personne intéressée peut obtenir une licence obligatoire. La licence obligatoire peut être octroyée dans les cas suivants. D’abord, lorsque l’invention objet du brevet n’a pas commencé à être exploitée industriellement ou n’a pas fait l’objet de préparatifs effectifs et sérieux en vue de cette exploitation dans un délai, soit de quatre ans à compter du dépôt de la demande soit de trois ans à compter de la délivrance du brevet. Bien que, rappelons le, le titulaire du brevet peut toujours s’opposer à la demande de licence obligatoire en justifiant le défaut d’exploitation sérieuse et effective du brevet par des « excuses légitimes ». La licence obligatoire peut être aussi octroyée lorsque le produit objet de l’invention n’a pas été commercialisé en quantité suffisante pour satisfaire aux besoins du marché tunisien ou  lorsque l’exploitation industrielle ou commerciale de l’invention objet du brevet a été abandonnée depuis plus de trois ans en Tunisie. Les demandes tendant à obtenir une licence obligatoire sont soumises au tribunal compétent, par application de l’article 70 de la loi n°2000-84 relative aux brevets d’invention.

Quant à la licence d’office dans l’intérêt de la santé publique en droit des brevets, il  s’agit d’une licence administrative qui a été introduite en Tunisie par la loi du 24 août 2000 dans son article 78. Etant donné qu’il s’agit d’une pratique inhabituelle, l’octroi des licences d’office est conditionné. Comme en toute chose, il s’agit de trouver ici un équilibre et pour reprendre l’expression souvent utilisée par les pharmaciens, la situation pourrait se résumer d’un mot : « tout est question de dosage »(5). Deux conditions sont requises. D’un côté, c’est l’intérêt de la santé qui est en jeu. D’un autre coté,  si les médicaments ne sont pas mis à la disposition des patients  en quantité ou qualité suffisantes ou qu’ils le sont à des prix anormalement élevés. Lors d’une épidémie, l’appréciation de l’insuffisance de l’exploitation de l’invention devient plus facile.

C’est dire que la propriété intellectuelle ne s’oppose pas à l’intérêt général(6). La pandémie du Covid 19 ne fait que confirmer une telle affirmation. Les exemples autour du monde ne manquent pas. Ainsi, une société a procédé à la mise à disposition d’une licence à titre gracieux des plans d’un respirateur permettant à tous de le reproduire pendant la crise sanitaire ce qui permet le maintien de l’approvisionnement en nouveaux appareils. Dans le même ordre d’idées, une autre société suisse, qui fabrique des kits de test pour le virus, a partagé la recette de son liquide de test(7). De même, un laboratoire américain a renoncé à  une désignation de médicament orphelin aux États-Unis qui accordait un statut spécial à son traitement potentiel contre le coronavirus, le remdesivir, 48 heures après sa première divulgation.  Certains Etats ont prévu dans des textes juridiques des mesures facilitant le recours à des licences obligatoires. Le gouvernement allemand par exemple, par le biais d’une loi datant du 27 mars 2020, prévoyait des modifications à la loi sur la prévention et le contrôle des maladies infectieuses chez l'homme qui pourraient également avoir un impact sur les brevets(8) qui n’auront pas effet si le gouvernement fédéral ordonne que l’invention soit utilisée dans l’intérêt public, ce qui est en accord avec l’article 8 de l’accord ADPIC. Le Canada a adopté une loi d'urgence autorisant le ministre de la Santé à contourner la loi sur les brevets et à garantir la production locale de produits médicaux(9).

Mouna Ketata

Docteur en droit
Assistante à la faculté de droit de Sfax

(1) Voir par exemple s’agissant du médicament antiviral Remdesivir, qui est en essai clinique pour traiter l'épidémie de nouveau coronavirus (COVID-19) et qui a fait l'objet de trois brevets en Chine.

(2) A défaut de texte encadrant cette pratique, celle-ci est  laissée à l'appréciation des magistrats, encore faut-il respecter l’obligation d’information.  Une prescription hors AMM est devenue légalisée en droit français par le biais de la loi n° 2011-2012 du 29 décembre 2011 relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé qui dispose qu’une prescription hors AMM est autorisée s’ il n’existe pas d’alternative médicamenteuse bénéficiant d’une AMM ou d’une autorisation temporaire d’utilisation (ATU) ou qu’il  existe toutefois une recommandation temporaire d’utilisation (RTU) établie par l’ANSM. S’il n’ y a pas  le prescripteur doit justifier que le traitement est reconnu comme efficace et non dangereux par la communauté et la littérature scientifiques et que  son indication est « indispensable » au regard de l’état du patient, de sa demande et des connaissances scientifiques du moment.

(3) M.KETATA, les usages stratégiques du brevet dans le domaine pharmaceutique, Revue infos juridiques, Septembre 2019

(4) Les licences d’office sont prévues par le Chapitre XI (Articles 78 à 81) intitulé « Des licences d’Office » de la loi n°2000-84 du 24 août 2000.

(5) J.-C.GALOUX, « L’articulation des systèmes de brevet et de santé publique », RIDE 2000, p.158.

(6) M.KETATA, la propriété intellectuelle et l’intérêt général, thèse de doctorat en droit sous la direction du Professeur S.JERBI soutenue publiquement  le 19 janvier 2019 à la Faculté de droit de Sfax

(7) Coronavirus: un pool international de brevets en devenir, Blogueur brevets Kluwer

(8) Coronavirus: international patent pool in the making, Kluwer Patent blogger/April 12, 2020

(9) Nathaniel Lipkus, Simon Hodgett, Jaymie Maddox, www.osler.com › ressources › reglements ›L’article 19.4 notamment, ajouté à la loi sur les brevets pour lutter contre la pandémie,  autorise expressément les entités non gouvernementales à obtenir des licences de brevet obligatoires même dans des circonstances où le titulaire du brevet est à même de fabriquer et de vendre son invention brevetée.