Habib Touhami: L’Etat, encore l’Etat, toujours l’Etat
L'Etat tunisien, tel qu’il a été construit ou reconstruit à l’Indépendance, est dans une situation extrêmement critique au point que certains des acquis les plus précieux du pays dépérissent rapidement. Dans un pays où l’Etat a été au centre de tout pendant plus d’un demi-siècle et dans lequel le sentiment d’appartenance à la même entité nationale n’émergea que tardivement, l’affaiblissement de l’Etat s’annonce comme le début d’un processus pouvant conduire à la dislocation de l’ensemble. Il ne s’agit évidemment pas de plaider la cause d’un étatisme devenu forcément suranné, mais de réaffirmer que le redressement économique du pays, objet de préoccupation de tous, est assujetti, lui aussi, au rétablissement de l’Etat.
Mais pour rétablir l’Etat, il faut abattre les puissants. C’est une condition qui a prévalu dans tous les pays et sous tous les régimes politiques. En Tunisie, les puissants sont connus puisqu’ils paradent publiquement. Il y a les potentats, ceux qui disent croire à l’Etat comme ceux qui n’y croient pas. Les deux l’affaiblissent, les premiers en cherchant à se l’approprier ou à le domestiquer, les seconds en proposant des réformes de nature à le détruire comme l’élection des gouverneurs et des délégués. Il y a les concussionnaires, les corrupteurs et les accaparateurs dont les intérêts s’opposent à son rétablissement.
Il y a enfin les serviteurs de l’Etat eux-mêmes dont certains le décrédibilisent par leur conduite ou leur passivité. D’aucuns ajoutent les citoyens que nous sommes, élevés dans la crainte du « hakem » comme on dit et plus enclins à se soumettre à la coercition qu’à l’appel de la citoyenneté.
La question que tout un chacun doit se poser en conscience est de savoir si le régime politique actuel est compatible avec le rétablissement de l’Etat. Au vu des faits, la réponse est clairement non. Est-ce le parlementarisme et le mode de scrutin aux législatives qui sont en cause? La réponse est oui, mais pas seulement. D’autres déterminants sont à prendre en considération. Soixante ans après l’Indépendance, le pouvoir peine à s’institutionnaliser au sens où il n’est pas dissocié des individus qui l’exercent. La résurgence d’un régionalisme « d’en bas » répondant à un régionalisme « d’en haut » trahit ce déficit d’institutionnalisation. Quant au lien social, il reste fortement ballotté entre intégration et désintégration, entre individualisme propre aux sociétés développées et « tribalisme » de caste ou de sang ou de proximité, caractéristique des sociétés primitives.
L’ensemble de ces éléments conduit à conclure que le rétablissement de l’Etat ne peut pas se réaliser dans les conditions actuelles, sous un régime moribond qui plus est. Toutefois, si volonté de rétablissement de l’Etat il y a, elle doit partir de la base de la pyramide, c’est-à-dire de l’administration régionale. Si par mégarde, l’installation des conseils régionaux élus n’est pas précédée d’une refondation de l’administration régionale sur d’autres critères comme la compétence, la continuité et la neutralité politique, l’Etat aura multiplié, en son sein et de son propre chef, les foyers de conflit de prérogatives et de bienséance, ce qui ne manquera pas d’avoir de graves conséquences sur son autorité puisque l’administration centrale ne disposerait plus alors des relais nécessaires à l’exécution de ses missions.
Habib Touhami