Kamel Ayadi: Secteur public en post-confinement et l’impératif de passer à de nouvelles formes d’organisation du travail
Les crises offrent souvent, pour ceux qui savent bien les transformer en opportunité, les meilleurs moments de créativité, d’innovation et de remise en cause des systèmes en place. Elles génèrent une forte prédisposition au changement chez les individus et groupes d’individus, et créent les conditions propices pour un affranchissement des limites conventionnelles et l’acceptation du changement, si ce n’est avec enthousiasme, du moins avec le minimum de résistance. Le moment est propice pour que les dirigeants actuels affirment un leadership fort pour conduire de vrais changements et de vraies réformes.
Il y a sans doute plusieurs réformes à entreprendre dans plusieurs domaines. Parmi lesquelles, il y en a une très urgente, tant ses effets sont vitaux sur le court terme et très bénéfiques à moyen et long termes. Il s’agit de la formalisation du travail à distance pour les besoins de la phase de dé-confinement. Le travail à distance peut être décrété dans l’urgence par des mesures d’ordre horizontal tout en laissant le choix et les modalités de leur application aux structures publiques, en fonction de leurs spécificités. IL peut être élargi plus tard vers un programme général de flexibilité et de réaménagement global du travail.
Il est clair aujourd’hui que la vie ne reprendra son court normal que dans quelques mois, lorsque le risque du coronavirus aura été complètement jugulé par la découverte d’un vaccin ou d’un traitement adéquat. Il n’en demeure pas moins vrai aussi que le confinement ne peut pas se prolonger indéfiniment, autrement ses coûts économiques, et sociaux dépasseront de loin ses avantages.
Les pouvoirs publics annonceront sans doute dans les jours qui viennent un plan de levée progressive du confinement qui sera assortie d’un certain nombre de mesures ( port du masque, dépistage massif, identification et isolation des sujets contaminés ou présentant un risque, etc) afin d’éviter une nouvelle vague de contamination.
Le défi n’est pas tant la conception du plan de dé-confinement adéquat que son respect par les citoyens. Si le confinement strict qui est une mesure unique pour tous n’a pas été bien respecté, voire même bafoué, alors qu’il y avait péril en la demeure, alors que dire d’un dé-confinement qui est de nature sélective et ciblée. Le dé- confinement doit limiter la mobilité et la présence des gens hors de leurs domiciles au minimum requis, et encourager les autres dont la présence n’est pas indispensable à rester chez eux.
Le secteur public peut apporter une précieuse contribution dans l’accomplissement de cet objectif par deux moyens: Le premier est celui de l’institutionnalisation et l’encouragement du travail à distance, le second est la multiplication des services en ligne destinés aux citoyens et aux opérateurs économiques. Pour ce qui est du premier, imaginons que sur les 890 Mille employés du secteur public ( y compris les agents des collectivités) l’on arrive à en garder 30 pourcent chez eux, tout en étant capable d’accomplir le travail qui leur est assigné. Le résultat sera une baisse significative des risques de contamination.
Je ne crois pas que l’objectif de 30 PC soit exagéré. Le secteur bancaire nous fournit le bon exemple: la moitié des effectifs des banques s’est acquittée de ses obligations professionnelles durant la période de confinement au moyen du télétravail. Beaucoup de Tunisiens ont eu la chance de découvrir que le travail à distance est possible à partir du moment que l’on a été forcé de le faire. Ce fut pour beaucoup une opportunité de découvrir l’avantage des applications permettant la tenue des réunions à distance. La tenue des webinars a fleuri et a remplacé les séminaires grand public. Le tout est une question de volonté. Il y a eu également un engouement aux services à distance. Tunisie autoroute a réussi à vendre en une seule journée le nombre de badges du télépéage qu’elle faisait d’habitude en une semaine.
Il y a lieu de faire la différence entre travail à distance et télétravail qui suppose l’utilisation des technologies de communication. Le travail à distance est plus large que le télétravail et n’implique pas forcément d’être connecté en permanence avec le site du travail. Certaines activités se prêtent bien à ce mode de travail, lequel doit être limité dans le temps à un maximum de quatre jours par semaine, afin d’éviter à l’agent le risque d’isolement en lui permettant une présence minimale sur les lieux du travail pour maintenir la relation directe et le sentiment d’appartenance.
Résistances d’ordre socioculturel
Le travail à distance nécessite la conjonction d’un certain nombre de préalables. Il requiert, plus qu’un cadre réglementaire, une révolution culturelle et managériale. Les traditions socioculturelles de management reposent sur une hiérarchisation verticale assez marquée, avec faible délégation de responsabilités et un niveau bas de confiance, qui dégénèrent facilement en relations conflictuelles, ce qui laisse peu de place à l’esprit d’initiative, à l’autonomie et la dynamique de groupe. Les employés se voient souvent assignés un travail qui se définit par un contenu et non pas par des objectifs. En l’absence d’assignation d’objectifs, mesurables, le moyen de mesure de l’accomplissement du travail devient le temps de présence et non la finalité du travail.
Dans l’imaginaire collectif un fonctionnaire qui s’absente est un mauvais agent, tandis qu’un fonctionnaire présent n’a rien à se faire reprocher. D’ailleurs le déficit de rendement des agents est une préoccupation secondaire, tandis que le phénomène de l’absentéisme a été toujours une préoccupation majeure. Les efforts de redressement du secteur public se sont orientés vers le maintien de l’employé à porté de main, sur le lieu du travail pas plus. Les systèmes qui sont réputés les plus efficaces en matière de lutte contre l’absentéisme sont ceux qui relient directement le pointage à la paie. C’est la présence qui justifie le salaire. La quête pénible visant à maintenir une présence physique, pour laquelle des dépenses en GRH et des équipements sophistiqués sont consentis ( pointage par empreinte digitale, biométrique) n’a fait que marginaliser l’objectif et la finalité derrière le maintien. Dans un tel climat chargé de méfiance, le travail à distance pourrait nourrir la suspicion, plutôt que l’enthousiasme et serait perçu comme un risque plutôt qu’une solution.
Il est regrettable de voir qu’à l’heure où la Tunisie a adopté la Gestion Budgétaire par Objectifs (GBO), on continue à gérer nos ressources humaines selon une logique de comptabilisation des heures passées au travail .La GBO est une révolution dans l’histoire de la dépense publique. Plus qu’un souci de bonne gouvernance, ce nouvel outil vise à assigner un objectif et un résultat à toute dépense. Du coup le fondement légitime d’une dépense est la réalisation d’un objectif fixé préalablement, ensuite évalué selon des critères et paramètres définis à l’avance. Nous avons besoin d’une révolution similaire à celle-ci dans notre approche des ressources humaines.
Le travail à distance est pratiqué dans beaucoup de pays à raison d’une répartition entre le travail présentiel et à distance autour d’une moyenne 55/45% . Il présente beaucoup d’avantages:
- Réduction substantielle des dépenses publiques: coût des locaux, électricité, communication, indemnités de transport, voitures
- Allègement du transport public, consommation de carburant, trafic routier
- Avantages incomparables pour l’agent: gain de temps pour le transport, équilibre vie privée vie professionnelle, autonomie dans la planification des tâches, stimulation de la motivation et regain de confiance, clarification des objectifs et attentes
Le travail à distance suppose une organisation différente. Une formulation claire de ce qui est attendu de l’agent avec un contrôle et évaluation du travail rendu sur la base des objectifs définis. Il suppose également un affranchissement de certaines traditions acquises, surtout de la part des agents nantis d’emplois fonctionnels ( le confort du bureau personnel, la secrétaire) et l’adoption d’une nouvelle culture du travail qui privilégie la mutualisation des moyens et des équipements: ‘’bureaux hôtels’’ réservé dans les lieux de l’entreprise pour un usage commun non permanent, travail en réseau, partage de l’information, solidarité et collaboration
Travail à distance, expériences comparées
Beaucoup de pays ont opéré pendant les vingt dernières années cette mutation vers de nouveaux modèles d’organisation du travail, plus flexibles et mieux adaptés aux contextes de chaque pays et surtout aux circonstances particulières qu’ils peuvent traverser. Les résultats sont probants à tous les niveaux. Il est intéressant de s’arrêter sur la genèse des mobiles qui ont motivé ces mutations. Ces derniers différent d’un pays à un autre, mais il y a deux points communs à ces mobiles, le premier est dicté par l’impératif de réduction des coûts de fonctionnement de l’administration publique, c’est ce qui explique le timing de l’initiation du travail à distance qui fut adopté formellement ou renforcé dans beaucoup de pays pour alléger la pression sur les finances publiques après la crise économique et financière de 2008, le second mobile réside dans la recherche de la satisfaction de l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle des agents publics pour le bien être de ces derniers et l’augmentation du rendement . Des enquêtes d’appréciation de l’accomplissement de cet objectif ont permis de démontrer que le niveau de satisfaction a été multiplié par deux suite au passage du travail présentiel à celui du travail à distance.
Dans un pays comme les USA qui comptait déjà en 2011 plus de 150Mille agents fédéraux en télétravail, l’un des objectifs recherchés à travers l’introduction du travail à distance était, entre autres d’assurer la continuité du service public, en cas de catastrophes naturelles, telles que les tempêtes de neige qui peuvent paralyser des villes entières durant des semaines (Washington 2010 ), attaques terroristes, et menace épidémiologique, qui est cité nommément.
Lever le voile sur les tabous: Des mots pour décrire les vrais maux
Le travail à distance n’est pas l’unique réforme urgente. Il est temps de lever le voile sur d’autres tabous et de mettre sur la table de discussion tous les maux dont souffre notre administration, en vue de prendre les mesures adéquates dans la foulée de ces réformes. L’on sait pertinemment que des milliers de fonctionnaires prennent tous les jours le chemin du travail, beaucoup plus par habitude que par besoin ni pour eux ni pour leur employeur, en l’occurrence l’Etat. Ces habitudes sont des automatismes acquises comme des réflexes reproduits tous les jours sans que cela éveille un sens particulier ni une motivation différente d’un jour à l’autre jusqu’à l’âge de la retraite ou ce rite s’arrête brusquement.
Ce type d’employés désœuvrés a toujours existé, et existera toujours, mais c’est son nombre qui devient inquiétant avec le sureffectif que compte de nos jours le secteur public. Globalement le taux d’administration de la Tunisie ne révèle pas un sureffectif alarmant comparé à d’autres pays. Contrairement à la masse salariale rapporté au PIB qui est excessive, le ratio d’employés par mille habitants qui est de l’ordre de 75 (y compris entreprises publiques et collectivités locales) se situe dans une fourchette acceptable : France 88, Belgique 76, Royaume Uni 80, Japon 40, Allemagne 58, USA 68, Norvège 160. Cependant, on peut considérer que notre pays est rentré d’office en sureffectif de manière prononcée pendant les dernières années, surtout avec la réduction du volume des activités en raison de la chute de l’investissement due à la réduction drastique du budget de développement, et l’externalisation de certaines activités.
Une bonne partie des employés du secteur public est passée d’office au chômage technique, provoquant une masse d’employés sans travail effectif malgré eux. A ce phénomène se sont ajoutés les recrutements massifs pour des considérations sociopolitiques qui ne correspondaient pas à un besoin fonctionnel du secteur public. Ces recrutements ne sont pas limités à ceux de 2011-2012 aux bénéficiaires de l’amnistie générale, ou à l’intégration des ouvriers de la maintenance, mais se sont poursuivis jusqu’à 2020 avec l’intégration des employés des chantiers( عملة الحظائر).
Malheureusement, Il n’y a aucune étude qui s’est intéressée à évaluer l’impact de ces recrutements massifs sur l’avenir du secteur public, au moment où il fallait le dégorger du sureffectif passé en chômage technique. Le seul impact qui a été toujours évoqué est celui de l’envolée de la masse salariale, au détriment d’autres impacts qui sont bien plus graves en ce sens qu’ils risquent d’hypothéquer l’avenir du secteur public et réduire sa capacité à soutenir les stratégies de développement futures. Parmi ces impacts, j’entrevois trois qui me semblent personnellement importants :
- Le premier Impact si situe au niveau de la distorsion de la pyramide des qualifications et d’encadrement avec une base qui s’élargie et un sommet qui se rétrécit, puisque les intégrations touchent essentiellement les ouvriers et agents d’exécution. Le sous encadrement s’aggrave surtout avec les départs à la retraite et la suspension des recrutements depuis maintenant cinq ans. Ceci est visible aisément dés que vous entrez dans une administration avec les hordes d’ouvriers, de chauffeurs, et d’agents dont le regard et l’attroupement en disent long sur le niveau de désœuvrement. Alors que dans la même administration vous peinez parfois à trouver de bons informaticiens, ou de bons gestionnaires, financiers ou juristes.
- Le deuxième impact qui n’est pas encore relevé, mais le jour où on s’en apercevra il sera tard de le redresser, est celui du vieillissement de la population des employés publics. Toujours en raison des mêmes causes: Intégration massif d’employés d’un certain âge, sans expérience avérée, suspension de recrutement, recul du du départ à la retraite, etc. Le vieillissement de la fonction publique est une hantise et un handicap majeur pour les pays qui l’ont vécu, à l’instar de l’Allemagne, qui a du révolutionner son système d’émigration pour lui trouver une solution
- Le troisième impact et non des moindres est celui de la perte d’expertise et de compétence qui caractérise de plus en plus le secteur public. L’administration tunisienne qui a été de tout temps au rendez-vous pour accompagner, voire même sauver la Tunisie dans ses moments difficiles, est en perte de performance. On lui reconnaît au moins trois exploits, le premier celui d’avoir donné naissance au secteur privé qui a grandi et connu son âge de maturité dans le giron de l’administration. Les premiers opérateurs industriels, hôteliers, bureaux d’études ne sont-ils pas issus en majorité du secteur public??
Le second exploit est celui d’avoir assuré la continuité de l’Etat aux lendemains de la révolution. Il y en a sans doute d’autres, dont le plus actuel celui de fournir le creuset de compétences scientifiques pour faire face à l’épidémie du COVID19.
Au risque de choquer certains, je suis parmi ceux qui croient qu’il y a une bonne partie d’employés sans rendement qui couteraient moins cher à l’Etat et à la collectivité de les garder chez eux, cela permettrait au moins d’éviter les surcoûts (logistique, bureaux, frais de fonctionnement), mais surtout un coût caché celui de donner le mauvais exemple aux autres. Il est peut-être temps d’y penser sérieusement en temps de post-confinement pour éviter ce coût additionnel lié au potentiel de contamination.
Les agents publics en désœuvrement est un phénomène connu de tout temps et ne se limite pas aux phénomènes décrits plus haut.IL ya aussi ceux qui se trouvent sans travail effectif, sans qu’ils en soient responsables.les raisons et les responsabilités sont multiples:
Ceci peut être dans certains cas la responsabilité directe de l’agent en question (problème d’intégration, caractère personnelle, manque de volonté, incompétence, etc).Comme ça peut être aussi une responsabilité partagée de l’agent et de la hiérarchie (incompatibilité d’humeurs, absence de communication etc) .
Il y a des situations où ce sont les responsables hiérarchiques qui sont à l’origine du désœuvrement de certains agents (absence de vision, défaut de communication, faible leadership etc.).Dans les deux derniers cas, même lorsque la responsabilité de l’agent est pour quelque chose, ce sont les supérieurs hiérarchiques qu’il faut tenir, en dernier ressort responsable de la dilapidation de ressources humaines. Un chef hiérarchique doté de capacités de management et de leadership fort est celui qui crée la vision pour tout le monde et la décline en travail pour tous dans une démarche inclusive qui intègre tout le monde.
Quid des solutions
Les solutions aux agents qualifiés souffrant de désœuvrement pour une raison ou une autre, passe forcément par la mobilité et le redéploiement des agents publics .Il est inadmissible que certaines structures publiques souffrent d’un manque, parfois critique, en personnel et n’arrive pas à combler ce manque par le recrutement ou le détachement, alors que d’autres ont un surplus qu’ils n’arrivent pas à occuper, ne serait ce partiellement. Pourquoi ne pense-t-on pas à une mise à la disposition spéciale pour ‘’ épanouissement professionnel’’? La mise à la disposition est une pratique sans fondement réglementaire très répandue dans le secteur public depuis des années.
Il est temps de la légaliser et de rendre obligatoire la mise à la disposition d’un agent qui le souhaite à une autre structure publique qui est prête à l’accueillir et lui garantir un travail décent favorisant son épanouissement professionnel, moyennant un intéressement symbolique tout en continuant à percevoir son salaire et ses avantages de son administration d’origine. Souvent les détachements et les mutations sont motivés par la recherche d’avantages pécuniaires dans l’immédiat. L’épanouissement professionnel et les perspectives d’avenir rentrent peu dans les critères de l’agent, et ceci est un phénomène relativement nouveau.
Le travail à distance offre également une solution, en ce sens qu’il permet d’alléger les tensions au travail et permet aux agents une certaine autonomie de gestion de leurs tâches sur la base d’une sorte de contrat-objectifs entre l’agent et son employeur. Le Gouvernement a une opportunité inespérée à sa disposition, qui risque de ne pas se présenter dans le future, caractérisée en particulier par la possibilité de légiférer par décret lois, dans un contexte marquée par le soutien d’une opinion publique à la recherche de solutions et des poches de résistance en berne.
Kamel Ayadi
Président du Haut Comité du Contrôle Administratif et Financier,
ancien Ministre de la Fonction Publique et de la Gouvernance