Covid-19: Quels décrets-lois pour remédier aux conséquences du confinement sanitaire total dans les relations civiles et commerciales?
1. L’Assemblée des représentants du peuple (ARP) a répondu, à une majorité supérieure au trois-cinquième de ses membres, à la demande du Chef du Gouvernement en vue de l’habiliter par une loi, conformément à l’article 70, paragraphe 2 de la Constitution, à prendre des décrets-lois, dans le domaine relevant de la loi.
2. Parmi les questions qui peuvent ainsi faire l’objet de décrets-lois figurent en premier lieu, celles qui sont adoptées habituellement, aux termes de l’article 65 de la Constitution, sous forme de lois ordinaires, y compris notamment «… Les obligations civiles et commerciales» , « …Les procédures devant les différents types de juridictions», ainsi que «Les principes fondamentaux du régime de propriété, des droits réels, de l’enseignement, de la recherche scientifique, de la culture, de la santé publique, de l’environnement, de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme, de l’énergie, du droit du travail et de la sécurité sociale».
3. Plusieurs dispositions du droit des contrats peuvent être sollicitées, voire spécialement introduites, pour remédier aux conséquences du covid-19 et, surtout, du confinement sanitaire total résultant du décret présidentiel n° 2020-28 du 22 mars 2020(1), limitant la circulation des personnes et les rassemblements hors horaires du couvre-feu:
- Certaines appellent à l’adoption d’un décret-loi portant mise en place d’un régime dérogatoire des délais échus pendant la période de confinement sanitaire total et adaptation des procédures pendant cette même période(I);
- D’autres appellent à l’adoption de décrets-lois allant plus loin et touchant aux effets mêmes des obligations, y compris notamment les obligations contractuelles(II).
I - Adopter un régime dérogatoire des délais échus pendant la période de confinement sanitaire total
4. Un des décrets-lois à adopter par le Chef du gouvernement devrait avoir pour objet d’accorder aux particuliers et aux entreprises un aménagement des délais échus pendant la période de confinement sanitaire total. Il s’agit d’un véritable «moratoire» applicable aux délais.
A - Champ d’application et objet du décret-loi
5. Le régime dérogatoire aux délais devrait s’appliquer à tous les délais arrivant à échéance entre le 22 mars 2020, date d’entrée en vigueur du décret présidentiel n° 2020-28 du 22 mars 2020, précité, et l’expiration d’un délai qui pourrait raisonnablement être celui d’un mois à compter de la date de cessation de l’état de confinement sanitaire total déclaré(1).
6. A ce jour, il est donc prévu que l’état de confinement sanitaire total, initialement prévu jusqu’au 4 avril 2020, se termine le 19 avril 2020. Ainsi donc, le décret-loi devrait accorder un moratoire applicable à tout acte, recours, action en justice, formalité, inscription, déclaration, notification ou publication prescrit par la loi ou le règlement à peine de nullité, sanction, caducité, forclusion, prescription, inopposabilité, irrecevabilité, péremption, désistement d'office ou déchéance d'un droit quelconque et qui aurait dû être accompli pendant la période de confinement sanitaire total allant du 22 mars 2020 jusqu’au 19 avril 2020, majorée d’un délai d’un mois. L’acte en question - ou recours, action en justice, formalité, inscription, déclaration, notification ou publication - sera réputé avoir été fait à temps s’il a été effectué dans un délai qui ne peut excéder, à compter de la fin de cette période, le délai légalement imparti pour agir. Il en est de même de tout paiement prescrit par la loi ou le règlement en vue de l’acquisition ou de la conservation d’un droit, étant précisé que ce délai sera prorogé par une période équivalente à la durée de toute prolongation éventuelle de la date de cessation de l’état de confinement sanitaire total.
7. Quoiqu’il en soit, en l’état, ne devront pas être concernés par le décret-loi portant aménagement des délais échus pendant la période de confinement sanitaire total:
- Les délais dont le terme est échu avant le 22 mars 2020;
- Les délais dont le terme est fixé au-delà du 19 mai 2020.
8. Le décret-loi ne doit pas avoir pour objet la suppression de tout acte ou formalité dont le terme échoit dans la période visée, mais de considérer comme n’étant pas tardif l’acté réalisé dans le délai supplémentaire imparti.
Exclusion des actes prévus par des stipulations contractuelles
9. La prorogation des délais devrait être limitée aux délais légaux et réglementaires et ne devrait pas, en principe, s’étendre aux actes prévus par des stipulations contractuelles. Le paiement des obligations contractuelles doit donc toujours avoir lieu à la date prévue par le contrat, et ce, en application de la règle selon laquelle « Les obligations contractuelles valablement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites, et ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel ou dans les cas prévus par la loi» (Article 242 du Code des obligations et des contrats).
Mesures spéciales pour les loyers
10. Des mesures relatives au paiement des loyers devraient, en revanche, être instaurées au bénéfice de certains locataires, à savoir notamment les locataires de locaux professionnels (entreprises et commerçants) dont l’activité est affectée par la propagation de l’épidémie de Covid-19 et qui ont été déjà couverts par le moratoire de 3 mois pour le paiement des impôts et des charges sociales et de 6 mois pour les crédits dans les mesures arrêtées par le gouvernement, ainsi que certains locataires concernés par les mesures spéciales d’aide sociales arrêtées par le gouvernement, à savoir les populations démunies, y compris les locataires étrangers reconnus en difficulté par le gouvernement, étant précisé que les critères d’éligibilité au dispositif devraient précisés par décret, qui déterminera notamment les seuils d’effectifs et de chiffre d’affaires des personnes concernées ainsi que le seuil de perte de chiffre d’affaires constatée du fait de la crise sanitaire.
Échelonnement
11. Le paiement des échéances reportées doit être réparti de manière égale sur les échéances de paiement des factures postérieures au dernier jour du mois suivant la date de fin de l’état de confinement sanitaire total, sur une durée ne pouvant être inférieure à six mois.
B - Sur les mécanismes contractuels et les astreintes
12. S’il est très clair que les dispositions du décret-loi à adopter par le gouvernement portant mise en place d’un régime dérogatoire des délais échus pendant la période de confinement sanitaire total n’ont pas vocation à s’appliquer aux obligations contractuelles, les contrats devraient en revanche faire l’objet de règles spéciales organisant le régime des astreintes, des clauses pénales, des clauses résolutoires, ainsi que les clauses prévoyant une déchéance, lorsqu’elles ont pour objet de sanctionner l’inexécution d’une obligation dans un délai déterminé, lesquelles devraient être réputées n’avoir pas pris cours ou produit effet, si ce délai a expiré pendant la période de confinement sanitaire total.
13. Le décret devrait, en même temps, prévoir que ces astreintes prendront cours et ces clauses produiront leurs effets à compter de l’expiration d’un délai d’un mois après la fin de cette période si le débiteur n’a pas exécuté son obligation avant ce terme.
Entre temps, Le cours des astreintes et l’application des clauses pénales qui auraient pris effet avant le 22 mars 2020 devraient être suspendus pendant la période de confinement sanitaire total.
Ainsi, les créanciers d’obligations contractuelles bénéficiant de sanctions pécuniaires expirant entre le 22 mars 2020 et le 19 mai 2020 telles que l’astreinte ou la clause pénale se verraient privés de leur moyen de coercition entre le 22 mars 2020 au 19 juin 2020 (soit un mois après l’expiration de l’état de confinement sanitaire total).
14. Concernant le cours des astreintes et l’application des clauses pénales ayant pris effet avant le 22 mars 2020, leur effet serait quant à lui suspendu entre la période du 22 mars 2020 et du 19 mai 2020.
Attention
15. Les développements ci-dessus avancées ne signifient pas, pour autant, que le décret-loi proposé supprime la possibilité d'accomplir un acte dont le terme interviendrait pendant la période de confinement sanitaire total; ce qu'il permet, c'est de considérer que ne sera pas tardif l'acte qui sera réalisé dans le délai supplémentaire ouvert par le décret-loi. Il en résulte notamment ce qui suit:
- Le paiement des obligations contractuelles n'est pas suspendu et doit intervenir à la date prévue par le contrat;
- Le décret-loi proposé aura pour effet, pour ainsi dire, de paralyser l’effet des astreintes, des clauses pénales, des clauses résolutoires, ainsi que des clauses prévoyant une déchéance en instaurant un report de terme. Ces clauses sont réputées n'avoir pas pris cours ou produit effet, si ce délai a expiré pendant l’état de confinement sanitaire total.
À quand la reprise du cours contractuel «ordinaire»?
16. Le décret-loi portant régime dérogatoire aux délais devrait prévoir que le temps contractuel reprendra son cours pour les stipulations en cause un mois après la fin de cet état de confinement sanitaire total.
17. Il reste, de bien entendu, que rien n'empêche, dans tous les cas, le débiteur d'exécuter son obligation avant ce terme.
Comment devraient être gérées les astreintes?
18. De deux choses l'une:
- soit l'astreinte avait commencé à courir avant le 22 mars 2020, date de la déclaration d'état de confinement sanitaire total: dans ce cas, le cours des astreintes et l'application des clauses pénales qui ont pris effet avant le 22 mars 2020 sont suspendus pendant l'état de confinement sanitaire total;
- soit l'astreinte aurait dû commencer à courir pendant l'état de confinement sanitaire total: dans cette hypothèse, elle devrait être suspendue.
Comment gérer les résiliations et dénonciations prévues pendant une période donnée dans le contrat?
19. Cette hypothèse devrait, elle aussi, être prévue par le décret-loi, et ce, en garantissant, lorsqu'une convention ne peut être résiliée que durant une période déterminée ou qu'elle est renouvelée en l'absence de dénonciation dans un délai déterminé, que cette période ou bien ce délai seront prolongés s'ils expirent durant l'état de confinement sanitaire total de un mois après la fin de cette période.
II- Covid-19 et effets des obligations contractuelles
20. Un des décrets-lois à adopter par le Chef du gouvernement devrait avoir pour objet de reconnaître expressément le Coronavirus comme un « cas de force majeure» (A). Mais le décret-loi gagnerait, en même temps, à introduire la théorie de l’imprévision, encore inconnu du droit tunisien, et ce, en vue d’autoriser les parties à renégocier les contrats les liant, voire à rompre leurs relations contractuelles (B).
A- La force majeure
21. Aux termes de l’article 282 du Code des obligations et des contrats, «Il n'y a lieu à aucuns dommages-intérêts, lorsque le débiteur justifie que l'inexécution ou le retard proviennent d'une cause qui ne peut lui être imputée, telle que la force majeure, le cas fortuit ou la demeure du créancier ».
L’article 283 définit, pour sa part, la force majeure comme étant «tout fait que l'homme ne peut prévenir, tel que les phénomènes naturels (inondations, sécheresses, orages, incendies, sauterelles), l'invasion ennemie, le fait du prince, et qui rend impossible l'exécution de l'obligation… ».
22. Certes, la pandémie « Covid-19 » n’est pas expressément citée; mais, d’une part, les phénomènes ci-dessus cités par l’article 283 du COC, précité, le sont à titre tout à faits indicatifs et, d’autre part, cette pandémie en raison de son caractère imprévisible, parfois même insupportable et, en tout état de cause, extérieur à la volonté du débiteur, pourrait revêtir, sans difficulté, les caractères d’un cas de force majeure conformément aux dispositions de l’article 283 du COC, précité.
23. C’est tout l’intérêt du décret-loi à adopter spécifiquement à ce sujet par le Chef du gouvernement que de lever toute équivoque en reconnaissant expressément le Coronavirus comme un «cas de force majeure».
Effets de la force majeure
24. S’agissant des effets de la force majeure, le décret devrait adopter une acception large qui, selon les cas, soit «…rend impossible l'exécution de l'obligation», ainsi que formulé par l’article 283 du COC, précité, soit si l'empêchement est temporaire, se limite à suspendre l'exécution de l'obligation à moins que le retard qui en résulterait ne justifie la résolution du contrat. Si l'empêchement est définitif, le contrat est résolu de plein droit et les parties sont libérées de leurs obligations dans les conditions prévues aux articles 282 et 283 du COC.
25. Il reviendra en conséquence au juge de déterminer, dans chaque situation, si le Coronavirus, reconnu par le décret-loi à adopter par le Chef du gouvernement comme un «cas de force majeure» et invoqué par une partie pour échapper à ses obligations contractuelles rend impossible l’exécution de ses obligations par le débiteur ou se limite à suspendre l'exécution desdites obligations, laquelle devrait alors être honorée dès après la levée de l’état de confinement sanitaire total.
Situations rendant impossible l’exécution des obligations contractuelles:
26. Les exemples suivants pourraient être retenus sans difficulté:
- les déménageurs qui n'ont pas le droit de travailler et donc d'accomplir leurs prestations en raison du confinement;
- les artistes qui ne peuvent pas accomplir de prestations dans des salles de spectacle car lesdites salles sont fermées au public;
- les guides touristiques qui ne peuvent pas emmener des personnes en visite en raison du confinement.
Il faudra ainsi voir, au cas par cas, s'il était possible pour le débiteur de l'obligation de recourir en temps utile à une solution de remplacement.
Exclusion de la force majeure dans les relations de travail
27. S’il est recommandé de reconnaître expressément le Coronavirus comme un cas général de force majeure dans les relations contractuelles, une exception devrait être, en même temps, aménagée pour les relations du travail. Convient-il de référer, ici, brièvement, à notre article publié par Leaders(3), où il est rappelé qu’aux termes de l’article 14, alinéa 3 du Code du travail «…Le contrat de travail à durée déterminée ou à durée indéterminée prend fin:…c) en cas d'empêchement d'exécution résultant soit d'un cas fortuit ou de force majeure survenu avant ou pendant l'exécution du contrat… ».
28. Reconnaître, dans ces conditions, le Coronavirus comme un cas général de force majeure à considérer les contrats de travail de milliers de travailleurs comme étant rompus. Certes, le souci d’assurer une certaine stabilité des relations de travail a-t-elle parfois conduit la jurisprudence à la construction d’une théorie originale: la suspension du contrat de travail. Mais, ainsi qu’il a été recommandé dans notre étude précitée, il conviendrait d’interdire expressément, par une disposition exceptionnelle et comme conséquence du système d’indemnisation au titre du chômage technique mis en œuvre par l’Etat pour des raisons liées aux conséquences de l’épidémie de Covid-19, tout recours à l’article 14, alinéa 3, c) du Code du travail sur la mise à fin du contrat de travail en cas d'empêchement d'exécution résultant d'un cas fortuit ou de force majeure, sauf les cas où l’entreprise aurait été, elle-même, contrainte à la cessation pure et simple de ses activités.
B- L’imprévision et la renégociation des contrats
29. Contrairement à la plupart des systèmes qui prêtent à comparaison, y compris le droit français (Article 1195 du Code civil)(4) qui constitue, ici, sa première source d’influence, le droit tunisien n’accueille pas encore la théorie de l’imprévision. Or, en dehors de la seule question de la force majeure, les parties devraient être parfois amenées à renégocier le contrat les liant si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend son exécution excessivement onéreuse pour une partie.
30. Le décret-loi à adopter par le Chef du gouvernement gagnerait-il à prévoir, d’une façon exceptionnelle, la possibilité pour l’une des parties à un contrat de demander sa renégociation à son cocontractant du fait de la survenance du Coronavirus et des mesures de confinement sanitaire total qui y ont suivi, si et dans la mesure où ce changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend son exécution excessivement onéreuse pour elle au point de lui causer une perte considérable. Le décret-loi devrait, en même temps, obliger la partie qui réclame la révision et la renégociation du contrat à continuer à exécuter ses obligations durant la renégociation. En cas de refus ou d'échec de la renégociation, les parties devraient pouvoir convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu'elles déterminent, ou demander d'un commun accord au juge de procéder à son adaptation. À défaut d'accord dans un délai raisonnable, le juge devrait être habilité, à la demande d'une partie, à réviser le contrat ou à y mettre fin, à la date et aux conditions qu'il fixe.
31. Comme pour la force majeure, ce n'est pas l'épidémie en tant que telle qui justifierait le recours à l'imprévision, mais bien les conséquences de celles-ci (confinement, interdictions, fermeture des frontières).
(1)Décret présidentiel n° 2020-28 du 22 mars 2020, limitant la circulation des personnes et les rassemblements hors horaires du couvre-feu, JORT n° 24 du 22.03.2020.
(2)C’est ce délai d’un moi qui a été, par exemple, retenu en France par l’Ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 relative à la prorogation des délais échus pendant la période d'urgence sanitaire et à l'adaptation des procédures pendant cette même période (Article 1).
(3)Hatem Kotrane, «Confinement sanitaire général et contrats de travail: Analyse de la situation et recommandation», Leaders, Numéro spécial 107, avril 2020, p. 52.
(4)L’article 1195 (nouveau) du code civil français, modifié par l’Ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016, est une nouveauté. Il définit l'imprévision comme un changement que les parties ne pouvaient pas prévoir lors de la conclusion du contrat, rendant l'exécution de celui-ci excessivement onéreuse pour la partie au contrat subissant ce changement: « Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l'exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n'avait pas accepté d'en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation.
En cas de refus ou d'échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu'elles déterminent, ou demander d'un commun accord au juge de procéder à son adaptation. A défaut d'accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d'une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu'il fixe».
Hatem Kotrene
Professeur en droit
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