Chams Ammar-Sellami - Covid-19 : La force majeure et le licenciement économique
Le Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM° a émis un avis en date du 25 mars 2020 dans lequel il qualifie l’épidémie de Covid 19 de «force majeure». Pour être reconnu comme tel, un fait (juridique ou non) doit revêtir les trois caractéristiques suivantes: l’imprévisibilité, l’irrésistibilité et le caractère extérieur. Le professeur H. Kotrane l’a parfaitement explicité dans son dernier article (Hatem Kotrane: Covid-19, couvre-feu et contrats de travail, publié dans le magazine Leaders).
Le CSM n’a pas exclu de l’application de son avis les litiges relatifs à la relation de travail. Cela nous amène donc à imaginer que ce texte pourrait peut-être trouver une application en matière de droit social.
Les conséquences en seraient pourtant bien lourdes, voire catastrophiques. En effet, et pour rester en ligne avec des décisions antérieures, les juges qui seraient amenés à se prononcer sur un licenciement où l’employeur invoquerait le Covid 19 comme cas de force majeure (et s’ils décident de suivre l’avis du CSM), devront autoriser cette rupture nette du contrat de travail. Ainsi, la Cour de cassation a pu décider dans l’une de ses nombreuses jurisprudences, que la force majeure permettait à l’employeur de rompre un contrat de travail sans que cela ne donne aucun droit à indemnités au salarié.
Ces jurisprudences se fondent sur une application directe de l’article 14 du Code du travail qui dispose notamment que « Le contrat de travail à durée déterminée ou à durée indéterminée prend fin (…) En cas d'empêchement d'exécution résultant soit d'un cas fortuit ou de force majeure survenu avant ou pendant l'exécution du contrat (…) »
Ainsi, si la force majeure est avérée, le contrat de travail est rompu (sur le fondement de l’article 14 du Code du travail précité) et le salarié licencié sans indemnisation aucune. Inutile de préciser qu’il nous suffit ici d’imaginer les répercussions sociales si tous les employeurs invoquaient la force majeure pour mettre fin à des contrats de travail… Le pays serait alors assurément plongé dans une crise sociale sans précédent.
Il faut ici espérer que le CSM ait choisi cette qualification en attendant que l’article 70 de la Constitution soit mis en œuvre, afin que l’exécutif puisse agir dans la légalité, avec la célérité requise.
Cette procédure d’urgence pourrait permettre de mettre en place des mesures législatives d’urgence et adaptées au contexte actuel, notamment en matière d’emploi et d’aides diverses accordées aux citoyens; que ces derniers soient en situation d’emploi ou non. L’article 14 du Code du travail pourrait alors être mis en suspens pendant cette crise sanitaire et économique.
En parallèle de ces différents éléments, il faut rappeler le rôle central de l’administration. L’inspection du travail semble appeler de ses vœux les employeurs à trouver des solutions par le biais de la négociation directe entre eux et leurs salariés.
Il s’agit là d’une solution qui serait en effet idéale. Elle permettrait d’abord de renforcer les liens entre employeurs et salariés (y compris lorsque les syndicats se trouveront impliqués). En effet, par le biais de la négociation, l’employeur assurerait son rôle économique mais également son rôle social.
Cette négociation pourrait également permettre de trouver un compromis entre un employeur en situation de crise économique et financière et un salarié qui est, de facto, dans une situation de précarité latente.
L’employeur pourrait par exemple s’engager à garder la majorité ou la totalité de ses salariés en ne leur attribuant qu’une partie de leur salaire. La mise en congé ou encore la retraite anticipée pourraient aussi constituer des solutions à envisager dans le cadre de cette négociation.
En agissant de la sorte, les entreprises se tiendraient ainsi aux côtés de l’Etat, lui-même s’étant engagé à servir aux employés concernés une indemnité de chômage partiel (d’un montant de 200 dinars environ).
Par ailleurs, il faut aussi rappeler que notre droit du travail est suffisamment sophistiqué pour pallier les situations exceptionnelles. Il n’en demeure pas moins que le Législateur est tenu de poursuivre son effort d’amélioration de la Loi et doit également légiférer en urgence, en mettant en place des lois d’application exceptionnelle.
Cela nous amène à la règle suivante: specialia generalibus derogant, la loi spéciale déroge à la loi générale. Voilà un des plus grands principes régissant le droit de plusieurs pays méditerranéens dont la Tunisie fait partie.
Ainsi, lorsque que deux normes s’appliquent à un cas d’espèce, il faudra choisir celle qui est la plus spéciale et donc la plus « sur-mesure » possible pour trancher le litige.
En matière de droit du travail, il arrive tous les jours hélas que des employeurs soient confrontés à des difficultés économiques. Plusieurs raisons peuvent être à l’origine de ces difficultés : la perte d’un ou de plusieurs clients, la mauvaise gestion, l’évolution technologique, l’accroissement de la concurrence, le savoir-faire devenu obsolète, etc.
Chacun des évènements pouvant mettre l’employeur dans une situation de crise financière lui donne la possibilité de recourir au licenciement économique (et non pas à la force majeure).
Qu’en est-il de l’épidémie que le monde connait actuellement? Le Covid 19 peut-il représenter le fait générateur d’un licenciement économique ?
Revenons ici au Code du travail, et en particulier à son article 21, alinéa 1er.
«Tout employeur qui a l’intention de licencier ou de mettre en chômage pour des raisons économiques ou technologiques tout ou partie de son personnel permanent, est tenu de la notifier au préalable à l’inspection du travail territorialement compétente ». Les raisons de la demande devront également être communiquées. L’inspection du travail doit alors tenter de concilier les parties ou de les renvoyer devant la Commission régionale ou devant la Commission Centrale de contrôle du licenciement si une telle conciliation n’est pas possible. Ces dernières doivent en effet rendre un avis pour que le licenciement économique puisse être valide.
Il n’est pas ici question d’exclure la notion de force majeure; et le code du travail la mentionne encore en son article 21-12 mais pour servir un autre dessin. Ce dernier dispose en effet que « Sont abusifs, le licenciement ou la mise en chômage intervenus sans l’avis préalable de la commission régionale ou la commission centrale de contrôle du licenciement, sauf cas de force majeure ou accord entre les deux parties concernées ».
Le principe énoncé est clair: l’avis de ces commissions est ce qui permet d’entériner le licenciement économique. Les seules exceptions admises seraient la survenance d’un cas de force majeure qui empêcherait la commission de rendre un avis, ou alors le consentement mutuel des parties.
Il faudrait plutôt aborder l’épidémie de Covid 19 comme un évènement qui a et qui aura encore des conséquences sur la situation économique et financière de nos entreprises.
Bien évidemment, évoquer le licenciement économique n’est pas sans conséquences pour les entreprises qui devront se séparer de tout ou partie de leurs salariés. Certains employeurs craignent même de ne pas pouvoir indemniser leurs salariés s’ils invoquaient ce motif de rupture du contrat de travail.
Là encore, le pouvoir exécutif doit venir à la rescousse des entreprises afin de permettre la préservation de l’appareil productif et le maintien du niveau de l’emploi.
Nous aurons alors des employeurs qui auront assumé pleinement leur responsabilité sociale dans un pays traversant une crise difficile. A ce titre, ils mériteraient que l’Etat leur accorde, au moins pour un temps, certaines réductions des charges fiscales et/ou sociales qui leurs incombent.
Les salariés comme leurs employeurs ne pourront pas dépasser ce cap difficile sans le concours de l’Etat qui doit aujourd’hui se positionner en Etat providence ; animateur de la vie économique et garant de la stabilité sociale.
Chams Ammar-Sellami