Dr Sofiane Zribi : Mort et deuil au temps du Corona
‘’Les émotions que l'on n'exprime pas ne meurent pas.
Elles sont enterrées vivantes et reviennent nous hanter plus tard sous une autre apparence. ‘’
Freud
Par Sofiane Zribi, Psychiatre, Tunis - « On enterrera les morts à trois mètres de profondeur, ils ne seront pas lavés et ils seront mis dans des sacs mortuaires étanches avec interdiction de les toucher. Les cérémonies funéraires seront réduites au minimum et seuls quelques membres de la famille assisteront à l’inhumation qui sera faite par des services spécialisés » ! Les mots de la maire de Tunis résonnent comme un aveu d’impuissance, et pour les parents du défunt, comme une seconde peine surajoutée à celle de la perte de l’être bien aimé.
Interdire les rites funéraires, revient à interdire tout travail de deuil, toute possibilité à accepter le départ définitif d’un être aimé, d’un parent, d’un ami et bloquer la personne en vie dans une espèce de deuil impossible, de deuil permanent et favoriser ainsi toutes les formes de deuil pathologique. Pourquoi s’étonner alors des protestations et des violences observées.
Pourquoi les rites funéraires ?
Déjà, à l’aube de l’humanité, ces rites existaient déjà. Il y a de cela 45000 ans, l’homme du Neandertal pas encore tout à fait humain mais pas non plus animal, enterrait ses morts et pratiquait des rituels comme en témoignent les sépultures de Shanidar (Irak) et de La Ferrassie (Dordogne, France). De tous temps et dans toutes les cultures, l’évènement de la mort obligeait le groupe du défunt à pratiquer des rituels pour l’accompagner à sa dernière demeure. Freud dans « Totems et Tabous » décrivait très bien le tabou des morts et la crainte mêlée de profond respect qu’inspirait le cadavre du disparu aux autres membres de la tribu. Une fois mort, le corps inanimé prend une autre dimension, comme si dans son silence et son immobilité, il était entrain de contempler un monde auquel on n’a pas accès, un monde qui le réclame avec insistance et auquel il faut le rendre sans plus tarder.
Dans l’histoire de Caïn et Abel, le premier crime était aussi accompagné du comment enterrer. Chaque culture, a depuis l’aube du temps définit un rituel strict sur comment accompagner les morts et comme il n’existe aucune culture sans religion, il n’existe aucune culture sans rites funéraires. Les Pharaons d’Egypte se faisaient construire des pyramides car ils étaient convaincus que la vie pourrait revenir au corps matériel et la coutume chez eux comme chez les Incas était de momifier le corps. Dans les religions bouddhistes, le corps est insignifiant et seule compte l’âme comme sa réincarnation. Le cadavre lavé et habillé, était livré au feu purificateur ce qui permettait à l’âme de s’élever et de se réincarner. Dans les religions monothéistes, comme l’Islam, le corps est rendu à la terre et enterré alors que l’âme immatérielle est confiée à Dieu.
L’acte d’inhumation a pour but d’effacer la présence matérielle du défunt pour que ne subsiste que son souvenir immatériel, et que son histoire soit racontée et partagée. Dans aucune religion, la mort n’est considérée comme une fin, une finitude, un retour à l’inexistant, à ce qui n’est plus. La mort est toujours vécue comme un voyage, qu’on fait seul mais où le moment du départ, est ponctué par une cérémonie. Cette dernière a pour objectif comme le soulignait Durkheim en1912, dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse de permettre « l’expression spontanée d’émotions individuelles… Le deuil n’est pas un mouvement naturel de la sensibilité privée froissée par une perte cruelle : c’est un devoir imposé par le groupe.
On se lamente, non pas simplement parce qu’on est triste, mais parce qu’on est tenu de se lamenter.» Plus encore le rituel du deuil permet au groupe, en partageant la tristesse de la perte de l’un de ses membres de se ressouder et de se renforcer dans un même idéal social et religieux. Se conformer aux règles funéraires, c’est pour les vivants s’ancrer dans la continuation de la vie et se renforcer mutuellement dans l’illusion de l’immortalité, si importante à la projection de soi dans le futur et à la définition de ceux qui appartiennent à son cercle et ceux qui sont en dehors.
Epidémies et rites funéraires
Les guerres, mais plus encore les épidémies perturbent les rites funéraires et au-delà perturbent la cohésion même du groupe social qui se trouve privé soudainement et dans le déchirement, d’un rituel renforçateur de ses liens et de son identité.
C’est ainsi, qu’en Europe on brulait le corps des morts lors des multiples épidémies qu’a connu le continent durant les siècles derniers et on pratiquait les inhumation collectives et anonymes. Un exemple nous est donné par l’ossuaire de Sedlec en République Tchèque, où des années plus tard, les habitants ont éprouvé le besoin de réunir les ossements des victimes de la peste noire de 1348 mis à nu lors d’une guerre pour les exposer dans l’église de l’Assomption toute proche et ainsi, nier en quelques sortes cette mort qui ne saurait être et redonner une place à ces morts inconnus. Le rite de la sépulture du soldat inconnu procède du même mécanisme afin d’honorer la mémoire de ceux morts sans qu’on puisse les nommer et leur donner une place dans la légende qui forme la mémoire des vivants.
En Tunisie, l’épidémie de Typhus au début du XXème siècle et celle du choléra qui s’ensuivi, firent des dizaines de milliers de morts mais à aucun moment le pouvoir politique ne s’immisça dans la gestion des rites funèbres et le souvenir de ces fléaux s’estompa rapidement. De même en Europe, à la fin de la première guerre Mondiale, la Grippe espagnole fit des dizaines de millions de morts, mais est-ce la proximité de la guerre et les carnages qu’elle provoqua ou le fait que les rites funéraires ne furent pas trop bousculés à cette époque où on connaissait mal les virus que le souvenir de cette catastrophe, bien plus importante en nombre de victimes que la guerre elle-même s’estompa tout aussi rapidement.
Autres spécificités des épidémies sont représentées par les inhumations collectives, l’isolement du groupe social qui se trouve frappé par l’infection, la coupure qui s’opère entre lui et son environnement sain et le refus des gens sains à prendre en charge les malades par peur de succomber à la maladie, ce qui aggrave la détresse et le sentiment de dévastation totale.
Le Covid-19 et la perturbation de nos rites funéraires
En Tunisie, la nécessité de préserver les vivants de la contamination que peut provoquer la manipulation des corps des défunts commence à poser des problèmes et trois tendances se dessinent :
1- L’acceptation des mesures annoncées
2- Le refus de ces mesures car elles dérogent aux rites habituels
3- Le refus forcené que les corps soient inhumés dans des cimetières et le besoin de les mettre à distance des lieux urbains.
Toutes les attitudes sont le reflet des croyances et de l’état psychologique à un instant t du groupe social où elles apparaissent. Les rationalistes prennent en compte l’impératif d’hygiène et de protection et acceptent quelques parts de se laisser déposséder de la nécessité du rite funéraires au profit d’un idéal supérieur, qui contribue au même titre que les funérailles à la cohésion et au renforcement du lien social. « Par ce sacrifice que nous faisons, en renonçant à un enterrement classique, nous montrons à l’ensembles du groupe social notre attachement à sa protection et sa survie ».
L’attitude qui réfute la possibilité d’inhumer dans un cimetière traditionnel les victimes du Covid-19 procède d’une peur irrationnelle et d’une panique identique à celles qu’avaient les gardiens de la quarantaine des villages européens ravagés par la variole ou la peste, quand à ceux qui se réfèrent à des préceptes religieux, sont soient des opposants politiques qui souhaitent profiter de ce moment pour semer la discorde ou des fanatiques religieux qui n’arrivent pas à sublimer le texte religieux et restent attachés à une lecture anencéphale de la tradition.
Néanmoins, l’état doit comprendre que dans cette situation, pour que la décision de l’inhumation selon des normes scientifiques soit acceptée, il y a certaines règles à adopter.
Que doit faire l’Etat et comment procéder ?
Selon Eric Crubézy, auteur d’Aux origines des rites funéraires (2019), cette transformation du « mort en défunt » exige quatre moments symboliques :
1 :la vision du corps du défunt pour réaliser que la personne est bien morte
2 : mettre en scène une dernière image d’elle
3 : cacher le corps, en l’inhumant ou en l’incinérant, car cet objet dérangeant qui ressemble au vivant a rejoint le néant
4 : Métamorphoser le défunt, ce qui veut dire l’intégrer à une histoire afin qu’il puisse en devenant immortel par le souvenir des vivants rejoindre le monde des morts.
Dans notre monde arabo-musulman, on ne déroge pas à la règle, les rites sont bien codifiés et gérés et nous nous devons Covid-19 ou pas devoir passer par ces étapes afin que l’inhumation se fasse dans des conditions pacifiques et de recueillement. D’abord, il faut permettre à quelques proches de voir le visage du défunt, même à travers une vitre de protection et ils pourront raconter aux autres ce qu’ils ont vu. Ensuite, accompagner l’inhumation d’un rituel religieux minimum, même si ceux qui assistent n’ont pas le doit de toucher le corps et accompagner psychologiquement les familles endeuillées, souvent présentant elles-mêmes plusieurs membres atteints par la maladie et en situation de désarroi total.
Cette épidémie, nous apprendra en définitive beaucoup. Ceux qui n’ont jamais su de quoi leurs âmes sont faites seront bientôt fixés.
Sofiane Zribi
Tableau oeuvre du Dr Synda Drira Koubaa