Haykel Ben Mahfoudh: L’entrave à la distribution des marchandises est-elle un crime de guerre?
Depuis l’entrée en confinement général, des déclarations politiques officielles ou informelles montent en puissance pour dénoncer le caractère grave et inhumain des pratiques illégales et répréhensibles qui font malheureusement le lit des profiteurs et spéculateurs de la crise sanitaire du Covid-19.
Pour lever toute équivoque: les pratiques de spéculation, de trafic, d’entrave à la distribution des marchandises de tout genre, d’enrichissement illicite et, d’une manière général, n’importe quel profit illicite tiré des périodes de crise telle que celle que nous vivons actuellement, sont des actes contraires à l’ordre moral, social, économique et juridique.
Ce sont des actes qui portent atteinte à l’ordre public économique et qui constituent, en plus, des menaces à la cohésion sociale et à la stabilité de l’Etat. Je les désapprouve, condamne et les considère comme des crimes portant atteinte à la sécurité nationale. Leurs auteurs, instigateurs, opérateurs et autres, qu’ils soient personnes physiques ou morales, doivent faire l’objet de sanctions exemplaires mais sur la base de fondements juridiques clairs et précis, de sorte à ce que l’Etat puisse exercer pleinement ses compétences et soit en mesure de restaurer son autorité. Actes de guerre ou crime de trahison, gardons-nous des déclarations à contre-effets.
Ce qui me gène dans cette atmosphère anxiogène, c’est que l’emballement politico-médiatique l’emporte sur la réalité sociale et la rationalité des règles et des institutions. Les circonstances du confinement et de mobilisation générale contre le virus de Corona sont aussi ponctuées par des prises de positions et des déclarations faisant sensation, mais qui trahissent l’emploi non discerné du qualificatif de crime de guerre. Or il est bien connu que cette notion ne devrait être utilisée que dans le contexte particulier de conflit armé ou de troubles impliquant l’emploi de la force armée, et que les crimes de guerre ont des implications graves et sérieuses en termes d’obligations de l’Etat de poursuivre et de juger leurs auteurs.
Les déclarations émanant de certaines autorités politiques donnent certainement la perception d’un Etat présent, efficace, en bon gestionnaire de la crise. Cependant, je reste circonspect quant aux amalgames et confusions impertinentes et pressantes. Il est de notre responsabilité avant de lâcher des qualificatifs aux conséquences aussi graves que celles de crimes de guerres de poser la question si la qualification des actes de spéculation et d’enrichissement illégal et d‘entrave à la distribution des produits de nécessité comme crimes de guerre est juridiquement exacte et opportune ?
Encore une fois, ces propos n’entendent pas contrarier l’obligation de traduire en justice les malfaiteurs – profiteurs de la présente crise sanitaire. L’on ne peut percevoir dans cette analyse une forme de « blanchiment » ou de banalisation de l’emploi de l’arme alimentaire par des profiteurs impénitents et invertueux qui tournent à leur profit la situation d’exception sanitaire à la quelle nous faisons face. La lutte contre l’impunité est un moyen important et une étape cruciale pour la préservation de milliers de vies. C’est en plus une condition nécessaire au maintien de l’Etat et à son intégrité.
Pour pouvoir poursuivre et réprimer l’entrave à la distribution de produits alimentaires et sanitaires pour crimes de guerre, il faut que les actes incriminés puissent répondre aux éléments de définition de ces crimes. Et bien qu’il n’existe pas de définition uniforme des crimes de guerre, les infractions qualifiées comme telles correspondent aux violations graves des normes fondamentales du droit international humanitaire qui emportent une responsabilité pénale internationale. Comment définir les crimes de guerre ? Une telle catégorie juridique est-telle consacrée par la législation nationale ? Y-a-t-il moyen de qualifier les actes de spéculation et de monopole de crimes guerre ? Et quelles en seraient les conséquences juridiques et politiques ?
I. Les crimes de guerre sont les violations du droit international humanitaire
Les crimes de guerre sont les violations du droit international humanitaire dont les auteurs encourent une responsabilité́ pénale personnelle au regard du droit international. Aucun texte ne codifie tous les crimes de guerre. On en trouve une énumération dans des traités du droit international humanitaire (DIH) et du droit international pénal, de même qu’en droit international coutumier. La définition des crimes de guerre résulte essentiellement des Conventions de Genève de 1949 et de leurs Protocoles additionnels de 1977 et du Statut de Rome de la Cour pénale internationale de 1998, entre autres traités et règles du droit international coutumier.
Les Conventions de Genève de 1949 et leurs Protocoles additionnels de 1977, qui ont codifié ces violations, qualifient d’“infractions graves“ les violations commises contre les “les personnes ou les biens” “protégés” (articles communs 50, 51, 130, et 147); choix qui traduit la volonté des Etats de limiter la responsabilité pénale internationale et la compétence universelle prévues par les Conventions de Genève, afin de limiter les possibles extensions par le droit international coutumier. Dans la plupart des cas, les types de violations sont illustrés par des listes de crime de guerres qui comprennent généralement des actes tels que le viol, les destructions arbitraires, le meurtre et les mauvais traitements. La pratique montre que les États limitent bien la notion de crime de guerre aux violations graves du droit international humanitaire, avec des éléments précis.
a. Les éléments de définition des crimes de guerre
Les crimes de guerre se caractérisent par leur gravité, certes variable dans la pratique des Etats, mais qui n’en fait pas moins des crimes de masse ou d’atrocité.
La violation est grave si elle constitue “une infraction aux règles protégeant des valeurs importantes et cette infraction doit entraîner de graves conséquences pour la victime” (TPIY, affaire Le Procureur c. Duško Tadić, alias «Dule», rendu le 2 octobre 1995). Si les crimes de guerre ne doivent pas nécessairement revêtir un caractère collectif ou massif, comme le précise à juste titre le TPIY dans une décision du 12 juin 2002 : “le crime de guerre n’est pas nécessairement un acte planifié ou le fruit d’une politique“. Ainsi, selon le CICR, “le fait de soumettre une personne protégée à des expériences médicales; il n’est pas nécessaire pour que le crime de guerre soit constitué que la personne subisse une réelle atteinte à sa santé. Il suffit d’avoir, par un tel acte, mis en danger la vie ou la santé de la personne“.
En revanche, la spécificité intrinsèque de telles violations résulte du contexte dans lequel elles sont commises, à savoir la situation de conflit armé ou de guerre. Dans ce cadre, l’article 8 du Statut de Rome, qui énumère l’ensemble des actes susceptibles d’être qualifiés de crimes de guerre, pose les conditions essentielles : “qu’ils soient commis dans le contexte d’un conflit armé et en lien avec ce conflit avec intention et en connaissance de cause“. Trois ou conditions doivent donc être réunies de façon cumulative pour qu’une personne soit pénalement responsable et, par conséquent, punie pour crime de guerre.
Il y a d’abord l’élément matériel. A et égard, l’article 8 précité distingue les crimes de guerre commis en temps de conflits armés internationaux (CAI) et de CANI. On doit aussi distinguer les crimes commis contre les personnes ou les biens protégés, des crimes commis contre des cibles légitimes mais selon des moyens et méthodes illicites. Les principes de distinction et d’humanité garantissent une protection générale à toute personne qui ne participe pas directement aux hostilités (ex. personnes civiles et forces armées ne participant pas aux combats). Pour les biens de caractère civil, le principe de distinction permet de réprimer les appropriations et destructions inutiles de biens appartenant aux civils, ou nécessaires à leur survie. La tendance est actuellement vers le rapprochement des deux régimes (TPIY, amendements de Kampala de 2010, Etude du CICR 2006).
La spécificité du contexte est le deuxième élément fondamental. C’est la situation de conflit armé – et non de crise ou de révolte - qui détermine la nature et la qualification des violations. Le crime de guerre est nécessairement un crime commis en lien avec un conflit armé. “Les crimes de guerre se distinguent des infractions de pur droit interne en ce qu’ils sont déterminés par le contexte dans lequel ils sont commis - le conflit armé - ou en dépendent”. (TPIY, Arrêt Kunarac, 12 juin 2002, § 58). De ce fait, le crime doit s’inscrire dans un conflit armé, qu’il soit CAI ou CANI, entendu comme : “conflit armé prolongé entre les autorités gouvernementales et des groupes armés organisés ou entre de tels groupes au sein d’un Etat”). Cette définition exclut de fait comme de droit les situations de troubles et de tensions internes. Pas de conflit amé, pas de crime de guerre.
En outre, et à supposer que certains actes constituent en temps de guerre des crimes au sens de l’article 8 du Statut de Rome, l’incrimination à elle seule ne justifie pas la poursuite de ces actes. Apporter la preuve de l’existence d’un conflit est une “condition fondamentale” de qualification des crimes de guerre (CPI, Le Procureur c/ Lubanga Dyilo, 14 mars 2012, § 504).Dans ce cadre est requis, en plus, un lien entre le conflit et le crime. Le Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie a ainsi jugé qu’“il faut à tout le moins, que l’existence du conflit armé ait considérablement pesé sur la capacité de l’auteur du crime à le commettre, sa décision de le commettre, la manière dont il l’a commis ou le but dans lequel il l’a commis”(TPIY, Arrêt Kunarac, 12 juin 2002, § 58).
Outre les conditions matérielles et circonstancielles liant la violation à un conflit armé, pour pouvoir établir la responsabilité pénale d’une personne pour motif de crime de guerre il faut établir l’intention criminelle, ou la ‘mens rea’, c’est-à-dire, l'intention ou la connaissance d'un acte répréhensible qui fait partie d'un crime, par opposition à l'action ou à la conduite de l'accusé.
Ainsi l’élément psychologique est le troisième élément constitutif du crime. Le Statut de Rome prévoit à cet effet dans son article 30 (§1), que “nul n'est pénalement responsable et ne peut être puni à raison d'un crime relevant de la compétence de la Cour que si l'élément matériel du crime est commis avec intention et connaissance“. Cet élément qui est commun à tous les crimes internationaux, requiert deux éléments cumulatifs: (i) l’intention et (ii) la connaissance. C’est dans ce sens que la CPI illustre, dans le jugement rendu dans l’affaire de Katanga, du 23 mai 2014, le fait qu’un même meurtre peut être qualifié de crime de guerre et de crime contre l’humanité, si les conditions contextuelles sont réunies.
b. Les crimes de guerre entraînent la responsabilité pénale individuelle en droit international
Il est important de souligner encore une fois que la violation grave entraîne la responsabilité pénale individuelle en droit international, c’est-à-dire, que tout auteur dʼun fait qui constitue une infraction internationale est responsable de ce chef et est passible d’une punition qui est prononcée, selon le cas, par un tribunal interne ou une juridiction pénale internationale.
Cependant, la pratique des Etats illustre la possibilité de définir dans leur droit national d’autres violations du droit international humanitaire comme des crimes de guerre. Il en découle, la possibilité pour ces Etats soit de créer de nouveaux crimes, soit de limiter l’application interne des crimes de guerre à un type particulier de violations ou d’infractions graves. Il en résulte que sur le plan de la responsabilité pénale individuelle, il n’aurait “ni internationalisation de l’obligation de réprimer ces crimes, ni compétence universelle“.
Il n’est donc pas nécessaire qu’un acte précis doive être expressément reconnu par la communauté internationale comme un crime de guerre pour qu’un tribunal juge qu’il constitue un crime de guerre. Dans de nombreux pays, et en l’absence d’une législation spéciale sur les crimes de guerre (le cas de la Tunisie) des tribunaux nationaux ont jugé des crimes de guerre en se fondant sur leur législation pénale ordinaire. L’acte criminel commis en temps de paix pouvait être traité comme crime de guerre lorsqu’il était commis pendant un conflit armé, “à condition que l’acte soit aussi prohibé par les lois et les coutumes de la guerre“ (CICR, Règle 156. La définition des crimes de guerre).
La Tunisie est Etat partie au Statut de Rome, aux Conventions de Genève et à ses Protocoles additionnels. Ces traités imposent notamment à la Tunisie l’obligation d’enquêter et poursuivre en justice tout individu, ressortissant tunisien ou non, vivant sur son territoire (compétence universelle) et qui serait impliqué dans la violation grave ou sérieuse des lois et coutumes de guerre. Toutefois, la catégorie de crimes de guerre n’est pas encore consacrée par la loi tunisienne.
II. La catégorie de crimes de guerre n’est pas consacrée en droit tunisien
La Tunisie n'a pas encore intégré dans son système législatif national une loi qui définisse clairement les crimes de guerre conformément aux Conventions de Genève et au Statut de Rome.
a. Le droit militaire et pénal tunisien ne prévoit pas de responsabilité pénale internationale pour les crimes de guerre.
Le Code pénal contient des éléments sur la criminalisation de certains actes qui tombent plutôt sous le coup de l’interdiction de la torture - que l’infraction soit commise en temps de paix ou en temps de guerre – et, plus généralement, de certaines infractions spécifiques commises en temps de guerre et qui constituent des « Atteintes contre la sûreté extérieure de l’état », au sens des articles 60, 61, 61 quater et 62 du Code.
Certaines infractions sont, en outre, situées dans le Code de justice militaire. Mais là encore, il n'existe pas de définition de crime ou d'infraction militaire mais plutôt une série de crimes définis dans le code de justice militaire dans sa forme actuelle. De plus, la catégorie juridique de crimes de guerre n’existe pas dans ce code et aucune des infractions qu’il mentionne ne correspond, ni ne répond aux critères de définition des crimes de guerre. L’adjectif grave accolé au mot « violation » n’existe même pas dans le code, contrairement à d’autres manuels militaires et la législation de plusieurs États (Colombie, Croatie, Espagne, France, Italie, ainsi que la législation de la République Démocratique du Congo).
Donc nous n’avons pas pour l’heure un cadre juridique spécifique aux crimes de guerre et encore moins aux autres crimes internationaux (crimes contre l’humanité, crime de génocide et crime d’agression). La question de l’introduction de certains éléments de ces crimes serait à l’examen dans le cadre d’un projet de révision en cours du code pénal, mais aucune loi déjà en vigueur ne définit la catégorie spécifique de crimes de guerre, ni ne les incrimine d’ailleurs.
Pas de crimes de guerre sans une loi d’incrimination. En l’absence de lois nationales de mise en œuvre des règles du droit de Genève et du Statut de Rome et autres traités pertinents, l’incrimination (la qualification juridique) des actes de spéculation, de trafic, d’enrichissement illicite et de tout autre profit commis en situation de crise comme « crimes de guerre » est légalement et constitutionnellement impossible. Au contraire, elle enfreindrait même le principe de légalité des peines et des délits, règle sacro sainte du droit pénal national mais aussi international «Nullum crimen, nulla pœna sine lege».
Le principe de légalité en matière pénale dispose qu’on ne peut être condamné pénalement qu’en vertu d’un texte pénal précis et clair. C’est à la fois un principe constitutionnel (Article 28 de la Constitution) et un principe conventionnel (Article 15 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ; Articles 22 et 23 du Statut de Rome) avec la non-rétroactivité comme corollaire.
Le principe de la légalité des crimes et des peines est par conséquent un obstacle de droit à l’application de la catégorie de crime de guerre en droit tunisien et par les tribunaux tunisiens. Il en résulte une impossibilité juridique de qualifier et de juger des actes pour crimes de guerre. Toute qualification contraire ou tout acte de poursuite pour crime de guerre interviendrait en violation de ces principes cardinaux.
b. A-t-on tous les éléments des crimes de guerre dans les infractions commises par les profiteurs de la crise sanitaire actuelle?
Non, les profiteurs de « crise » ne sont pas des « profiteurs de guerre » au sens d’auteurs de crimes de guerre, car tout simplement nous ne sommes pas en situation de conflit armé. Il va sans dire que les auteurs de ces infractions restent passibles des peines de la législation pénale habituelle. Mais pour ce qui est de leur justiciabilité pour crime de guerre, les éléments d’incrimination internationale font défaut pour nombre de raisons.
L’état d’urgence, l’état d‘exception (de fait) ou les atteintes à l’ordre public, quelle qu’en soit la gravité et l’étendue, ne sont pas des situations de conflits amés au sens du droit international humanitaire. Il faut qu’il s’agisse d’acte d’hostilité armée «prolongé entre les autorités gouvernementales et des groupes armés organisés ou entre de tels groupes au sein d’un Etat» pour pouvoir établir le lien avec les crimes qui y sont perpétrés ; élément qui défaut pour la circonstance actuelle.
La Tunisie n’est pas en état de guerre au sens des règles du droit des conflits armés. Il faudrait prouver le contraire pour répondre à la première condition, sinon s’abstenir. Nous ne sommes pas en guerre contre un ennemi, bien que nous soyons dans une lutte effrénée contre un virus mortel : le Covid-19. Les autorités sont certes mobilisées pour lutter contre les spéculateurs et autres marchands de crise, mais il ne s’agit point de mobilisation générale au sens du droit militaire et leur action n’engage pas des hostilités armées avec les criminels ou des bandes armées agissant contre l’autorité du gouvernement.
Il ne faut pas confondre les situations de conflits armés et autres formes d’instabilités assimilées et les événements ou circonstances qui ne semblent pas être liés aux atrocités criminelles, mais qui peuvent gravement exacerber les conditions existantes ou déclencher leur apparition, tels que les changements soudains qui affectent l’économie ou la population active, notamment suite à des crises financières, des catastrophes naturelles ou des épidémies.
Le droit militaire et pénal tunisien ne prévoit pas de responsabilité pénale internationale pour les crimes de guerre. Le principe de légalité des peines et des délits restera un obstacle devant l’exercice de la compétence universelle par les tribunaux tunisiens en matière d’infractions graves aux règles et coutumes de la guerre.
De même que les actes incriminés, si graves soient-ils, n’atteignent pas, du point de vue matériel, les seuils requis par les règles du droit pénal international, tant en termes d’intensité que par rapport à la condition d’avoir un lien avec la guerre, qu'en termes aussi de lieu ou d'auteur. En plus, la liste des crimes de guerre ne compte pas les pratiques de spéculation, de trafic, d’entrave à la distribution des marchandises de tout genre, d’enrichissement illicite parmi les actes incriminés.
De plus, l’arme alimentaire qui prive les gens de nourriture et empêche l’approvisionnement en denrées alimentaires ne constitue un crime de guerre, au sens de l’article 8, al. 25 du Statut de Rome, que lorsqu’elle est utilisée comme méthode de guerre, c’est-à-dire : “le fait d’affamer délibérément des civils comme méthode de guerre, en les privant des biens indispensables à leur survie y compris en empêchant intentionnellement l’envoi des secours prévus par les conventions de Genève“. Or cette dernière condition n’est pas justifiée en l’espèce.
Hormis les deux éléments matériel et contextuel, l’élément intentionnel n’existe pas. En effet, cet élément exige que l'auteur ait agi avec «intention et connaissance» ou avec l'une ou l'autre. Or, il n’existe pas de preuves que les commerçants spéculateurs et trafiquants avaient entendu adopter un comportement de nature à causer un acte prohibé entraînant une conséquence grave ou qu’ils étaient conscients que cette conséquence adviendrait dans le cours normal des événements (art. 30 §2 a et b du Statut de la CPI). En relation avec le contexte actuel, ils n’ont pas non plus la connaissance, qu'une « circonstance existe ou qu'une conséquence adviendra dans le cours normal des événements » (art. 30 §3 a et b du Statut de la CPI).
Enfin, la preuve de l’intention ou de la connaissance ne peut pas être déduite des faits et des circonstances actuelles, qui rappelons-le encore une fois, ne correspondent pas à la définition de conflit armé. Ainsi, le contexte ne permet pas d’envisager le stockage de denrées subventionnées et les pratiques prohibitives qui en résultent en termes de distribution et de prix comme une intention de mener une attaque contre le population civile, ou comme des traitements dégradants et inhumains. Les jugements de valeur, comme ceux utilisant « inhumains », « graves », ou « terrorisme alimentaire » ne sont pas ceux de l’auteur de l’acte.
C’est dire qu’aucune poursuite et aucune peine pour perpétration de crime de guerre ne peuvent pas conséquent être engagées et prononcées du fait de l’absence d’une définition légale de l’infraction en tant que telle. Par ailleurs, la mise hors la loi de l’arme alimentaire, entendue comme “l’abus de pouvoir systématique par un pays, une entreprise, ou encore un groupe armé dans une situation de contrôle de produits alimentaires (distribution par exemple) par rapport à des pays ou autres entités qui en seraient dépendants“, reste une acte de droit interne. L’infraction existe déjà et des sanctions sont prévues à cet effet. Mais elle ne pourrait se hisser au rang des crimes de guerre.
III. Les conséquences juridiques et politiques d’une qualification extra-légale de crimes de guerre peuvent engager la responsabilité de l’Etat tunisien
Lâcher la qualification de crime de guerre au mépris du principe de la légalité des crimes et des peines pourrait avoir des implications juridiques et politiques importantes pour l’Etat tunisien, dont il serait nécessaire d’en tenir compte.
En principe, la Tunisie, qui est Etat partie au Statut de Rome, a le devoir de poursuivre et de réprimer les crimes de guerre commis sur son territoire ou sur le territoire d’un autre Etat par l’un de ses ressortissants. Elle exerce, en principe, une compétence juridictionnelle nationale sur les actes incriminés comme tels par sa législation pénale, mais également une compétence juridictionnelle universelle sur tous les crimes de guerre relevant de la compétence de la CPI, pourvu que ses lois nationales le prévoient et que les faits répondent aux éléments contextuels, matériels et psychologiques des crimes de guerre. Or aucun de ces éléments n’existe.
En l’absence d’une définition juridique de la spéculation des biens et marchandises et de la perturbation de la distribution comme armes ou crimes de guerre conformément aux règles du droit international, et seulement dans ce cadre, la Tunisie serait en violation de ses obligations internationales en vertu des règles du droit international humanitaire mais aussi du droit international des droits de l’homme au cas où elle devait poursuivre et réprimer un crime et qu’elle ne l’avait pas fait ou pas pu le faire, au cas où le crime n’existait pas au moment des faits, ou qu’elle l’aurait créée a posteriori.
Intervenir a posteriori par une loi d’incrimination serait non seulement anticonstitutionnel, mais aussi contraire aux règles pertinentes du droit international conventionnel et coutumier. La faculté pour un Etat de créer un crime de guerre ou de limiter le champ d’application de la liste comprenant les actes constitutifs de crimes de guerre n’est pas étrange dans la pratique législative et jurisprudentielle des Etats. Toutefois, il faudra se conformer aux conditions de d’incrimination prévues par le droit international. La Tunisie reste tenue par ses règles et sa législation interne doit se conformer aux traités qu’elle a approuvés et ratifiés, par application de du principe de primauté des conventions internationales sur les lois (Article 20 de la Constitution). Donc, toute acte d’incrimination à venir devrait respecter les conditions de définition et de mise en œuvre retenus par le droit international conventionnel et coutumier.
Faire fi des ces considérations fondamentales voudrait dire que la Tunisie violerait les principes de procès équitable garantis par son droit constitutionnel mais également par les instruments internationaux de protection des droits de l’homme et de ceux relatifs à la justice pénale internationale, dont certaines règles ont valeur de norme impératives du droit international (‘jus cogens’).
Au sujet des compétences respectives des juridictions militaires et civiles pour ce qui a trait aux crimes de guerre, il y a lieu de rappeler que certaines infractions relèvent du code pénal tunisien en tant qu'atteinte à la vie et à l'intégrité physique, étant précisé aussi que les tribunaux militaires ne sont compétents que dans des cas incriminant des militaires. Ils ne sont compétents que pour connaître des infractions à caractère militaire (article 110 de la Constitution). De même qu’il faut se garder de les transformer en tribunaux d’exception par l’édiction de procédures dérogatoires susceptibles d’affecter les principes du procès équitable (article 110). Le principe de la légalité des crimes et des peines continue à être un obstacle de droit à l’application de la catégorie de crimes de guerre en droit tunisien et par les tribunaux tunisiens.
En revanche, une qualification, quoique juridiquement contestable, qui n’est pas suivie d’une enquête par l'État qui est compétent à l'égard du crime considéré, ou que ce dernier n’exerce pas ou n’a pas exercé des poursuites en l'espèce, peut déclencher le renvoi de la situation devant la CPI, pour manquement de l’Etat à ses obligations en vertu du Statut de Rome ou pour incapacité à le faire. Certes la Cour n’exercera pas sa compétence à l’égard d’un crime lorsque ce dernier n’est pas suffisamment grave ou lorsque la procédure d’enquête et de poursuite des faits en cause n’est pas dans l’intérêt de la justice.
En outre, la qualification en tant que crimes de guerre, au demeurant contestable, pourrait insinuer l’appropriation de, ou donner du crédit à, certaines thèses imputant la pandémie actuelle à des Etats, faisant du coronavirus, une sorte d’‘arme biologique‘. Ces soupçons ne font que perpétuer la théorie du complot et incriminer des scientifiques et leur Etat d’avoir rendu mortel un virus pour de fins militaires hostiles, en les accusant de fabrication d’armes de guerre biologique offensive. Or, non seulement rien ne le prouve, mais d’un point de vue politique, il serait très risqué d’emprunter une telle voie même de façon involontaire.
A-t-on pensé à tous ces aspects en lançant des qualifications rapides et sans rapport avec le cadre juridique de base des crimes de guerre ?
Les crimes internationaux sont très sérieux pour les associer à des actes de criminalité ordinaire ou normale. Il ne faut pas que la Tunisie paraisse comme le maillon faible du système de la justice pénale internationale, alors que notre avantage a été d’accéder au Statut de Rome au lendemain du 14 janvier 2001, dans un élan audacieux de lutte contre l’impunité et contre les violations massives des droits de l’homme. La solution serait d’édicter par voie d’urgence par l’article 70 (§2) de la Constitution un décret-loi portant aggravation des peines et sanctions pénales à l’encontre des trafiquants, spéculateurs et autres qui exploitent les efforts du gouvernement et des opérateurs économiques pour endiguer la crise sanitaire et donner accès aux personnes aux denrées de base et aux soins. L’accent devrait notamment être placé vers la répression de la fraude aux soins de santé. L’on pourrait même y adjoindre des dispositions et mesures de confiscation des biens et richesses acquis de ces pratiques abusives et illégales. Toutefois, il est impératif de respecter le principe de non rétroactivité de la loi pénale.
Au final ce qui compte, ce n’est pas tant les qualifications juridiques qu’en emploie à juste titre ou au mauvais endroit, mais ce sont les conséquences juridiques et politiques que de telles qualifications sont susceptibles d’entrainer sur notre capacité à maintenir deux éléments : un ordre juridique sécurisant et la contribution de cet ordre au maintien de la paix, de la justice et de la sécurité dans le monde.
Haykel Ben Mahfoudh
Professeur de droit international