Enseignement universitaire à distance, enseignants et pandémie Covid-19
Suite à la pandémie mondiale du virus Covid-19, la Tunisie a décrété le confinement total sanitaire. Ce confinement initialement prévu pour deux semaines, à compter du 23 mars, vient d’être prolongé jusqu’au 18 avril. Tous les cours, du primaire à l’université, ont été suspendus depuis le jeudi 12 mars. Afin d’éviter l’année blanche ou le passage d’office des étudiants, le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique (MESRS) préconise la poursuite de l’enseignement sous forme d’une formation à distance (FAD).
La formation à distance
La formation à distance remonte à très loin. A l’origine, elle s’appelait « cours par correspondance ». L’apprenant, moyennant payement des frais d’inscription dans l’un des établissements de formation, recevait par l’intermédiaire de la poste ses cours qu’il devait assimiler. Il devait également faire ses exercices et les renvoyer à l’établissement de formation où ils seront corrigés et notés. Le candidat recevait à la fin de sa formation un diplôme l’habilitant à exercer dans le domaine des compétences ainsi acquises. Avec l’arrivée de la radio puis de la télévision on commença à donner des formations où l’enseignant développait, comme en classe (avec un tableau et de la craie pour les cours transmis à la télé), son cours à des auditeurs-téléspectateurs attentionnés. Cette formation à distance a connu beaucoup de succès surtout dans les pays très étendus comme l’Australie ou le Canada où la population est très parsemée et les conditions climatiques très sévères surtout en hiver. Ces conditions empêchaient les jeunes à se rendre à l’école et la formation à distance était la solution la plus appropriée. Depuis les années 1990, Internet a complètement fait exploser la formation à distance ou l’enseignement à distance ou le «e-learning».
La formation à distance permet de se former sans se déplacer à n’importe quel moment de la journée. Elle permet ainsi de surmonter les contraintes d’espace et de temps. Elle permet même à des personnes (fonctionnaire ou salariés, femme au foyer, étudiants ayant interrompu leurs études…) d’accéder à des formations de leur choix et de préparer des diplômes qui leur permettront d’avancer dans leur parcours professionnel. Elle permet également aux étudiants de préparer plusieurs diplômes en même temps. De nombreuses universités et institutions de réputation mondiale proposent de nos jours des formations où on peut s’inscrire et préparer des diplômes tout en restant chez soi.
En Tunisie, depuis les années 2000, des initiatives ont été prises par divers établissements publics et privés pour lancer des formations à distance dans de nombreux domaines. La création de l’Université Virtuelle de Tunis (UVT) par le Ministère de l’Enseignement Supérieur en 2002 a été incontestablement une véritable réussite. Malheureusement le reste de l’enseignement universitaire n’a pas adhéré à la FAD, qui reste très marginalisée. En plein boom du numérique, des NTIC et des télécoms, notre enseignement universitaire reste très traditionnel, classique, basé sur l’exposé oral avec parfois un support papier rudimentaire.
L’Université Virtuelle de Tunis et la FAD annoncée par le MESRS
Afin de boucler ce second semestre et clore l’année universitaire, le MESRS appelle, dans sa circulaire 14/20 du 19 mars 2020, tous les intervenants universitaires à poursuivre l’enseignement sous forme d’une formation à distance en coordination et en faisant appel aux moyens et l’expertise technique de l’Université Virtuelle de Tunis (UVT). La circulaire précise toutes les démarches nécessaires pour mettre en ligne les cours ainsi que le calendrier pour les différentes étapes. Cette formation à distance devait démarrer le lundi 30 mars 2020. Ainsi le Ministère comptait, en l’espace de deux semaines (du 16 mars, date de préparation de la plateforme, au 30 mars date du démarrage de l’enseignement), mettre en place cette formation à distance destinée à tous les étudiants de toutes les universités et pour les différents parcours. Malheureusement l’instauration d’une formation en ligne de qualité exige une longue préparation. Elle fait intervenir au moins trois opérateurs essentiels : un enseignant compétent, un apprenant motivé et des infrastructures adéquates.
Une décision unilatérale
Quoique l’intention du MESRS soit certainement bonne, toutefois la décision d’instaurer massivement et rapidement cette FAD semble avoir été prise d’une façon unilatérale. Elle n’a pas été discutée au sein des instances universitaires (à commencer par les départements pour finir avec le conseil des universités, tout en impliquant les représentants des syndicats) pour recueillir leur avis et s’assurer de leur adhésion à ce projet. En effet, une semaine après la circulaire du MESRS, le 26 mars exactement, le secrétaire général de la Fédération de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique (UGTT) déclarait à la TAP qu’après discussion avec le MESRS « il a été convenu de maintenir les cours présentiels et de ne pas avoir recours à l’enseignement à distance … Les enseignants sont disposés à assurer les cours même pendant les vacances d’été si la situation l’impose”, a-t-il dit.
Les enseignants maitres d’œuvre de la FAD
Elément principal de la FAD, les enseignants sont les seuls responsables de l’élaboration du contenu qui sera mis en ligne à la disposition des apprenants. A part les compétences scientifiques spécifiques, élaborer un cours en ligne nécessite un certain nombre de préambules. L’enseignant doit d’abord être formé ou du moins initié aux techniques de la conception d’un cours en ligne, ce qui n’est pas le cas de tous les enseignants du moins. Il doit également disposer d’un cours écrit, toutefois beaucoup d’enseignants ne disposent pas d’un cours complètement rédigé et définitif. Ils disposent de notes qui sont revues et remises à jour au début de chaque année en fonction de nombreux paramètres tels les nouvelles données scientifiques ou techniques, des nouveautés dans le domaine spécifique enseigné aussi bien à l’échelle internationale que nationale, du profil des étudiants de la promotion concernée, des contraintes pédagogiques…
Pour les enseignants-chercheurs, l’enseignement ne représente qu’une partie (la plus visible certes) de ses attributions. Celui-ci doit s’investir également dans la recherche et la publication dans les revues spécialisées. La promotion dans les grades de l’enseignement supérieur est étroitement conditionnée en premier par les publications scientifiques. L’enseignant du supérieur consacre également beaucoup de son temps à l’encadrement de ses étudiants (allant du petit PFE à la thèse de doctorat) ainsi qu’aux diverses tâches administratives au niveau du laboratoire, du département et de l’établissement de formation. Il doit enfin participer à des activités de rayonnement et d’ouverture à son environnement professionnel.
Par ailleurs, un aspect important lors de la conception d’un cours à distance c’est le respect du droit d’auteur. En effet, on ne peut demander à un enseignant de s’investir pour la conception d’un cours à distance, qui sera mis sur internet et téléchargé par monsieur tout le monde (ce dernier pourra l’utiliser à son aise) sans qu’il n’y ait une réelle motivation matérielle pour l’enseignant-expert et spécialiste auteur du cours. Demander à un enseignant de publier un cours doit être accompagné du payement de droit d’auteur comme partout dans le monde pour toute œuvre de production. L’UVT a d’ailleurs rédigé un contrat auteur-concepteur qui est signé entre l’enseignant-chercheur et l’UVT lors de la mise au point d’un cours à distance. Ce contrat précise le montant de l’indemnité que l’enseignant va percevoir en contrepartie de la cession à l’UVT des droits relatifs au cours en question. Ni la circulaire du 14/20 du 19 mars 2020 du MESRS ni la note de l’UVT concernant « l’appui aux universités tunisiennes à l’Enseignement à Distance (EAD) » ne font allusion à cette indemnité. L’absence de reconnaissance du droit d’auteur n’encourage nullement les enseignants à s’investir dans cette tâche fastidieuse.
L’étudiant apprenant
Pour suivre un cours à distance l’apprenant doit disposer d’un ordinateur et d’une connexion Internet. En ville et pour les étudiants issus d’un milieu aisé à moyen, le problème ne se pose pas. Toutefois nombreux sont les étudiants de nos universités qui habitent loin des villes et qui sont issus de classes sociales peu favorisées et ne possèdent ni ordinateur ni connexion Internet. Même si le réseau Internet existe dans ces coins du pays, la connexion est relativement coûteuse et peu fiable. Ces étudiants n’ont aucune possibilité d’accéder à l’enseignement à distance.
Par ailleurs l’un des problèmes les plus importants de l’enseignement à distance est la motivation et l’organisation de l’apprenant. En présentiel, la principale tâche de l’étudiant est de suivre ses cours pour pouvoir passer ses examens et réussir. Il s’organise en conséquence pour se présenter, conformément à un emploi du temps dressé par l’administration, pour suivre son cours. Psychologiquement il est prêt à recevoir le cours pour lequel il s’est dérangé et consacré son temps. C’est d’ailleurs une occasion importante pour retrouver ses copains et discuter de leurs soucis communs. Pour l’enseignement à distance, l’étudiant isolé et coupé de son environnement universitaire, n’est pas toujours motivé pour s’organiser et suivre d’une façon assidue ses cours. Cet isolement est la principale raison d’abandon de la FAD par les candidats. La FAD exige beaucoup d’autodiscipline, qualité qui n’est pas le point fort de nos jeunes. Ceux-ci ont tendance à privilégier d’autres occupations, surtout lors d’un séjour en famille, que de se consacrer à suivre des cours à distance.
Avec la FAD, la relation apprenant/enseignant est inexistante. Même avec l’existence de nombreux outils de communication (forums, tuteurs, mails, appels téléphoniques…) il est parfois difficile à l’apprenant de trouver une réponse à une difficulté et cloquage rencontrés lors de la consultation de son cours. La relation directe et verticale liant apprenant à l’enseignant n’existe plus, elle est remplacée par un cheminement mécanique froid et complexe.
Les infrastructures de l’UVT sont-elles suffisantes?
L’UVT a été créée en 2002. Elle a presque 20 ans d’existence. Elle dispose d’une longue expérience dans le domaine de la formation en ligne. Elle compte une excellente équipe d’enseignants et de techniciens qui assurent la formation de 855 étudiants (année universitaire 2017-2018) dans 13 mastères, 6 licences. Elle assure également une formation continue ainsi que des formations certifiantes. Elle est chargée de l’enseignement des unités transversales, comme l’entrepreneuriat, l’anglais, l’informatique…, pour les différents cursus LMD des étudiants inscrits dans les différentes universités.
Suite à la circulaire du Ministère de l’Enseignement Supérieur, l’UVT a publié sur son site Web, des informations concernant son appui aux universités tunisiennes à l’Enseignement à Distance (EAD). L’UVT mobilise tous ses moyens matériels et ses compétences techniques (un « Environnement Numérique d’Enseignement» spécifique) à la disposition des universités pour mettre en place cet enseignement à distance. Sont concernées par cette FAD, 14 universités avec 213 établissements de l’enseignement supérieur. Ces établissements comptent plus de 240 000 étudiants, répartis sur 400 formations et 300 mastères ainsi que des doctorats. Le nombre d’enseignants permanents de ces établissements est de 22 500 dont 12 500 enseignants chercheurs.
Les infrastructures de l’UVT, initialement prévues pour répondre aux besoins propres de l’UVT, sont-elles suffisantes et adéquates pour répondre à une FAD de masse telle que projetée par le MESRS ? L’UVT dispose-t- elle des moyens humains et techniques (capacité des serveurs..) pour assurer la gestion et le bon fonctionnement d’une masse aussi importante de cours, d’enseignants et d’étudiants ? Dispose -t- elle de l’infrastructure suffisante pour l’accompagnement des enseignants, la création des espaces de cours ainsi que la résolution des problèmes d’accès des enseignants et des étudiants ?
Perspectives de la l’enseignement universitaire à distance en Tunisie
L’enseignement à distance est certainement la méthode d’enseignement moderne la plus intéressante, elle ne cesse d’évoluer et de se perfectionner. Nos universités, jusqu’ici peu actives à ce sujet, ont beaucoup de retard à ce niveau et notre enseignement universitaire est dépassé et obsolète. Il n’y a qu’à voir les sites internet de nos établissements supérieurs dont la plupart sont soit mal conçus et ne donnent aucun renseignement intéressant (se limitant à une simple présentation de l’établissement) soit non actualisés et pas du tout tenu à jour.
Il est indispensable de dresser une vraie stratégie pour un enseignement à distance moderne et efficient. Il s’agit à moyen terme, pour nos différents établissements de l’enseignement supérieur, de mettre des cours en ligne tout en continuant à assurer les cours classiques. L’étudiant aura ainsi l’opportunité soit de suivre les cours en ligne soit en présentiel ou un mix des deux. Ce ci permettra d’alléger les classes et de permettre aux étudiants de se former tout en profitant des avantages de la FAD et sans subir les frais de déplacement et l’obligation de séjour prés de l’établissement de formation dans le cas du présentiel.
Un grand travail de sensibilisation, de motivation et de formation est indispensable pour s’assurer la participation des différentes parties impliquées dans la mise en ligne des cours et particulièrement les enseignants principaux acteurs de cette FAD. Il est indispensable de les motiver et de les encourager moralement et matériellement.
La mise en ligne des cours va stimuler les enseignants à se perfectionner et améliorer leur enseignement. Elle permet de la transparence et de la visibilité dans la formation sachant que tout le monde pourra accéder à ces cours et connaitre réellement le contenu dispensé par l’enseignant. Les employeurs pourront y accéder pour avoir une idée précise sur les connaissances théoriquement acquises par les candidats.
Conclusion
La crise sanitaire que nous vivons risque de durer longtemps et la suspension des cours risque de s’allonger. Compter uniquement sur l’instauration rapide et efficiente d’une FAD en collaboration avec l’UVT comme alternative aux cours en présentiel semble illusoire.
La création d’une FAD n’est pas facile et nécessite la mise en place d’une stratégie complète, adossée à une volonté politique sûre, des moyens matériels conséquents et la motivation de tous les participants. Elle doit constituer l’un des objectifs fondamentaux de notre système éducatif à moyen terme.
Pour boucler l’année universitaire en cours, le MESRS doit de ce fait trouver d’autres alternatives. Le MESRS se doit de discuter, dans les meilleurs délais, avec toutes les parties concernées par l’enseignement universitaire (y compris les représentants syndicaux des enseignants et des étudiants) pour recueillir des propositions afin de clôturer l’année avec le minimum de dégâts, sans toucher à la qualité de la formation et à l’intégrité de nos diplômes. N’étant pas seuls dans cette situation, il serait intéressant de voir comment nos voisins et pays proches comptent résoudre ce problème sensible et délicat pour s’en inspirer.
Espérons qu’avec l’arrivée du printemps, cette crise s’achève très bientôt, et que nos élèves et écoliers reprennent rapidement leurs places dans leurs établissements de formation. Espérons également que notre pays s’en sorte avec le minimum de dégâts aussi bien humains qu’économiques et matériels.
Espérons qu’après cette crise nous serons meilleurs de tous les points de vue et que comme disait Friedrich Wilhelm Nietzsche «Tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort ». Espérons que demain la Tunisie sera plus forte grâce à la solidarité de son peuple et au dévouement de tous ses enfants. Que chacun d’entre nous contribue efficacement à la construction de ce pays et à la relance de notre économie. Les universitaires ont une grande responsabilité et un très grand rôle à jouer pour moderniser notre enseignement et notre recherche universitaire et former la génération des décideurs de demain proche qui prendra en main le destin de notre pays.
Professeur Ridha Bergaoui