Kamel Ayadi - La Tunisie face au Coronavirus: Quels enseignements à en tirer?
Par Kamel Ayadi, ancien Ministre de la Fonction Publique et actuel président du Haut Comité de Contrôle Administratif et Financier. L'histoire nous apprend que chaque épidémie majeure conduit à des changements majeurs à tous les niveaux: politique, économique, social, organisationnel etc. Déjà au niveau géostratégique on commence à observer les prémices de changements dans l’espace européen qui vont sans doute se confirmer dans le futur proche. Des remises en cause des systèmes en place seront opérées et des croyances acquises seront sans doute discréditées sous l'effet du choc qui résulte de cette tragédie sanitaire. Tout cela est suffisant pour l'émergence de nouvelles valeurs et de nouvelles idées qui conduiront à de nouvelles formes de relation et d’organisation.
Cette épidémie va sans doute finir un jour ou l'autre, en Tunisie comme partout dans le monde. l'humanité a réussi à dépasser des épreuves encore plus difficiles et a survécu à des épidémies de loin plus meurtrières (grippe espagnole 100 Millions de morts) avant même qu'elle ne soit dotée des moyens scientifiques, logistique et de communication dont elle dispose de nos jours. Les intellectuels qui appréhendent cette épidémie avec le recul historique ou scientifique relativisent ses effets sur l’avenir des humains. La gravité de l’épidémie actuelle réside surtout dans son impact économique qui sera observé une fois qu’elle aura disparu. Ce qui la caractérise des précédentes épidémies, c’est qu’elle se produit à un moment avancé de la mondialisation, un moment d’extrême interdépendance mondiale, que le moindre dérèglement peut provoquer des catastrophes économiques et sociales insurmontables dans les pays les plus vulnérables.
En Tunisie, personne ne peut prédire pour le moment les conséquences de cette épreuve sur le plan économique, social et politique. Mais avant de parler de changements ou de conséquences a moyen et long termes, il vaut mieux focaliser d’abord, à l’heure actuelle, sur les enseignements qui doivent en être tirés. Trois enseignements me semblent essentiels:
• Le premier est celui de l’indépendance vis-à-vis de l’étranger dans les secteurs stratégiques. Il semble que le choc de la crise alimentaire de 2008 n’a pas été suffisant pour nous apprendre l’importance stratégique de secteurs vitaux comme celui de l’alimentaire et de la santé. La flambée des prix des denrées alimentaires de base (riz et blé) due à la sécheresse qui a frappé à l’époque les pays exportateurs a engendré des pénuries, voire même des famines dans certains pays. Ces produits n’étaient pas disponibles sur le marché mondial, même à des prix élevés, car les pays exportateurs avaient fait le choix de suspendre l’exportation pour renforcer leurs stocks stratégiques en prévision des pires scénarios. Avec l’actuelle épidémie, On est entrain de revivre le scénario de 2008, avec la confiscation de la production locale des produits sanitaires, médicaments et équipements pour les besoins locaux, transgressant dans la foulée les règles du commerce international.
La règle qui consiste considérer les secteurs à l’aune de la rentabilité économique et à privilégier l’importation chaque fois que le prix d’une denrée ou d’un produit sur le marché mondial est en deçà du coût de sa production au niveau local ne doit plus être de mise chaque fois qu’il s’agit de secteurs stratégiques. En Tunisie il n’ ya pas encore des indices qui montrent que les décideurs estiment à leur juste valeur les conséquences d’une subordination excessive en produit alimentaire. Un déficit, ne serait ce que temporaire dans l’approvisionnement du marché local en blé, dont les causes sont multiples, peut provoquer des troubles sociaux qui peuvent dégénérer et mettre en péril la paix sociale et saper tous les acquis politiques et économiques.
• Le deuxième enseignement est celui de l’illusion de la solidarité internationale. L’épreuve actuelle a démontré les limites de la coopération internationale et de la solidarité entre pays. L’ONU a réagi timidement et avec retard. A part l’OMS qui a joué son rôle sur le plan technique, en tant qu’agence onusienne spécialisée, on n’a pas noté une prise de position marquée, ou une réunion du conseil de sécurité pour rassurer les pays pauvres. Malheureusement en Tunisie on continue à penser comme des assistés, incapables de se prendre entièrement en charge. Il suffit de voir l’effet de soulagement au niveau de l’opinion publique à la suite de l’annonce d’une aide étrangère, aussi modeste soit elle, pour comprendre le confort ressenti dans l’imaginaire collectif des gens du fait que les autres pensent toujours à nous et qu’ils ne vont pas nous laisser tomber. Certains partis politiques et leaders d’opinion vont encore plus loin en réclament l’aide et la solidarité internationales comme un droit acquis. L’actuelle épidémie a montré, si besoin est, que dans les épreuves difficiles chacun est pour soi, chaque pays cherche son salut à n’importe quel prix avant de penser aux autres, même dans des situations où le salut ne peut qu’être collectif, s’agissant d’un phénomène transfrontalier.
• le troisième enseignement est la révision des priorités nationales. Le processus de construction démocratique qui a été érigé en priorité absolue, a coûté très cher à la collectivité publique, au détriment de l’économie, de la qualité des prestations rendues aux citoyens, plus particulièrement dans les secteurs stratégiques, tels que la santé et l’éducation. Je ne parle pas uniquement des dépenses exorbitantes dans les élections ou celles relatives à la création et au fonctionnement des nombreuses institutions de régulation politique, de droits humains, sociaux, etc et qui sont également élevées. Celles-ci ont été mises en priorité par rapport aux institutions de régulation économique, technique, scientifique, etc. Je parle surtout du temps précieux perdu, de la dilapidation d’énergie et des ressources, et de la marginalisation des vraies priorités et des vrais défis.
Des sujets comme la recherche scientifique, dont la part par rapport au PIB a été réduit à la moitié, ou aussi le débat relégué au calendes grecques sur les défis environnementaux, tels que le spectre du déficit hydrique dont la gravité est au même niveau que le Coronavirus, ces sujets n’ont plus droit de cité. Le débat sur l’actualité politique s'est transformé en un objet de distraction pour l’opinion publique, un débat porté par des professionnels de la politique aidé en cela par des médias animé par la course effrénée vers l’augmentation de l’audimat, comme argument de vente. Les vrais débats sur les vrais défis ont été occultés et par conséquent les acteurs capables de porter ce genre de débat ont été éclipsés et nous avons eu droit à des acteurs de profil unique propulsés en stars publics.
Dans ce climat étouffant une bonne partie de notre élite scientifique et technique a choisi l’exil volontaire provoquant une hémorragie de compétences que l’histoire de la Tunisie n’a jamais connue. Aujourd’hui nos médecins formés grâce à l’argent du contribuable se trouvent sur le front entrain d’aider des pays comme la France à sortir de l’épreuve de l’épidémie, de même que les solutions informatiques que nous importons et pour lesquelles nous dépensons beaucoup d’argent sont développés par des ingénieurs tunisiens qui travaillent pour le compte d’entreprises étrangères.
A quelque chose malheur est bon, l’épreuve de l’épidémie devra nous amener à nous interroger sur les vrais défis. Entre temps la crise a permis à l’opinion publique de découvrir d’autres acteurs qui sont sortis, comme des soldats, de leur confinement pour prendre le leadership dans la gestion de la crise. Je pense notamment à nos médecins, à nos scientifiques et à nos technocrates qui ont volé au secours du pays. Les temps de crise sont généralement des moments propices pour l’invention de solutions inédites et la libération des énergies. Nous l’avons remarqué pendant cette crise dans la volonté affichée par le personnel de la santé ou avec les ingénieurs qui ont libéré leur créativité pour contribuer avec des solutions techniques. L’élite scientifique ne doit pas revenir à son confinement et son silence une fois que l’épidémie aura été maitrisée. Avec la crédibilité qu’elle a acquise et le regain d’intérêt de l’opinion publique par rapport à la science, une opportunité inespérée lui est offerte de faire entendre sa voix et d’apporter sa contribution dans les débats sur les choix nationaux, avec la rationalité et la rigueur scientifique.
Aujourd’hui la démocratie est en réel danger, non pas uniquement en Tunisie mais partout dans le monde. Des penseurs prédisent l’effondrement des systèmes d’autorité fondée sur la protection des droits individuels et le retour des régimes forts pour imposer une discipline collective. Certains analystes n’ont pas hésité à faire l’apologie des régimes autoritaires qui se sont avérés plus compétents (exemple de la Chine) et plus efficaces dans la gestion de l’épidémie en raison du pouvoir absolu dont ils disposent pour faire régner une discipline collective, notamment en matière de confinement et de lutte contre les comportement de spéculation, comparés aux régimes libéraux plus ou moins laxistes et moins efficaces dans des situations pareilles.
La Tunisie post-épidémie ne sera pas sans doute la même. Nous avons perdu assez de temps qu’il n’y a plus du tout de temps à perdre. De même que la population a fait confiance à son gouvernement avec le conseil des spécialistes pour sortir de cette crise, elle devra en faire de même pour sortir de la crise post-épidémie qui ne sera pas moins périlleuse.
Kamel Ayadi,
Ancien Ministre de la Fonction Publique et actuel
Président du Haut Comité de Contrôle Administratif et Financier