Hatem Kotrane - Conflit de leadership au sommet de l’Etat ? A la recherche d’une bonne gouvernance face au Covid-19
Par Hatem Kotrane, professeur en Droit - Dans son adresse télévisée du vendredi 20 mars au peuple, le Président Kais Saïed a décrété un « confinement général sanitaire » sur tout le territoire du pays à partir du 22 mars pour atténuer les risques de propagation du coronavirus « Covid-19 », venant s’ajouter au « couvre-feu », annoncé deux jours auparavant, sans en préciser expressément le fondement juridique.
« Etat d’exception » ou « Etat d’urgence » : entre les deux logiques il faut choisir !
On apprendra, plus tard, que ce décret n°2020-25 du 20 mars 2020, comme le décret présidentiel n°2020-24 du 18 mars 2020 qui l’a précédé, établissant le couvre-feu, est fondé sur l'article 80 relatif à l'état d'exception, donnant ainsi écho à la suggestion faite par d’éminents constitutionnalistes, critiquée par nous-même dans un précédent article publié par Leaders le 18 mars (« Covid-19, couvre-feu et contrats de travail ») !
Ainsi donc, la Tunisie serait entrée un « état de péril imminent menaçant la Nation ou la sécurité ou l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics », ce qui autoriserait le Chef de l’Etat à « prendre les mesures qu’impose l’état d’exception après consultation du Chef du Gouvernement, du Président de l’Assemblée des Représentants du Peuple et information du Président de la Cour constitutionnelle ».
Indépendamment des difficultés liées à l’absence de la Cour constitutionnelle dont l’information est requise en de pareilles circonstances, le recours à l’article 80 précité nous parait, une fois de plus, tout à fait inapproprié, car cela aurait dû entrainer, en toute logique, l’adoption de « mesures qu’impose l’état d’exception» portant, entre autres, nécessairement, suspension du fonctionnement régulier des pouvoirs publics, en application des dispositions expresses dudit article 80 qui ajoute que « Ces mesures doivent avoir pour objectif de garantir, dans les plus brefs délais, le retour au fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Durant cette période, l’Assemblée des représentants du peuple est considérée en état de session permanente… ».
Or, il n’en est rien ! Le Chef de l’Etat est resté dans une logique de plein respect des institutions constitutionnelles et ne semble pas vouloir s’arroger des pouvoirs exceptionnels, de nature réglementaire ou législative. Les pouvoirs publics sont encore en état de « fonctionnement régulier », avec apparemment le même partage du pouvoir exécutif entre le Président de la République et le Chef du Gouvernement, à qui il est toujours confié l’essentiel des tâches et prérogatives en matière de détermination de la politique générale de l’État et d’adoption des mesures d’accompagnement en vue de faire face aux retombées économiques et sociales de l’épidémie « Covid-19 » et de veiller à leur mise en œuvre.
Aussi bien le décret présidentiel du 20 mars 2020, que le décret présidentiel du 18 mars 2020 qui l’a précédé, ne font aucune référence au décret n° 78-50 du 26 janvier 1978, réglementant l’état d’urgence ! Mais alors, comment justifier les mesures de sécurité ainsi prises qui, quelle que soit leur pertinence, portent tout de même restriction aux libertés individuelles et auraient exigé l’adoption rapide d’un cadre juridique approprié, étant rappelé qu’un projet de loi organique, datant de 2018 (Projet de loi organique n ° 2018/91 relatif à l'organisation de l'état d'urgence), aurait pu constitué un point de départ intéressant, notamment l’article 2 prévoyant que « L'état d'urgence peut être déclaré sur tout ou partie du territoire de la République en cas d’évènement de gravité catastrophique ou en cas de danger imminent menaçant la sûreté, l’ordre public et la sécurité des personnes, des institutions, des biens et des intérêts vitaux de l’État ». L’article 3 du même projet de loi dispose que « L'état d'urgence est déclaré pour une période maximale de six mois, par décret présidentiel après consultation du Chef du gouvernement et du Conseil de sécurité nationale. Le décret fixe la ou les régions concernées par l’état d’urgence ».
Certes, la situation est exceptionnelle, elle-même urgente ! D’autres pays y sont pourtant parvenus, comme en France, où l'Assemblée nationale, en comité restreint, a adopté, aujourd’hui même, dimanche 22 mars, le projet de loi permettant l'instauration d'un état d'urgence sanitaire face à l'épidémie de Covid-19, qui prévoit notamment un alourdissement des sanctions en cas de non-respect du confinement en récidive.
C’est dire combien le Président de la République, de concert avec le Chef du Gouvernement, ne pouvait faire l’économie d’un cadre juridique de référence permettant de réglementer l’état d’urgence, étant rappelé que l’article 62 de la Constitution lui confère l’initiative des lois, qu’il aurait gagné à utiliser pour présenter une proposition de loi inspirée du projet de loi organique n° 2018/91 relatif à l'organisation de l'état d'urgence, précité, en y incluant l’état d’urgence sanitaire et les mesures de confinement général y aménagées.
Une telle voie aurait permis, en même temps, de suppléer aux limites des dispositions du décret n°78-50 du 26 janvier 1978 réglementant l’état d’urgence de manière à l’adapter aux dispositions de la Constitution de 2014.
Mais une telle voie aurait pu surtout faire l’économie d’un recours à l’article 80 de la Constitution, qui parait quelque peu inadapté aux objectifs de sécurité poursuivis par les pouvoirs publics: Entre les deux logiques, il faut choisir !
Pouvoirs d’exception du Président de la République (Article 80) ou renforcement par habilitation spéciale du Chef du Gouvernement (Article 70): le conflit d’autorités !
48 heures après l’adresse du Président de la République, et des mesures de confinement sanitaire y annoncées fondées sur l’état d’exception tiré de l’article 80 de la Constitution, le Chef du Gouvernement a annoncé les mesures d’accompagnement, économiques et sociales, pour faire face à la pandémie du Covidus-19. Nous y reviendrons dans un article séparé, notamment sur les mesures destinées à prêter main-forte aux catégories vulnérables de la population ainsi que celles visant à amorcer une mobilisation générale pour l'économie et les emplois, en vue de limiter les effets des mesures sanitaires annoncées sur les entreprises et l’emploi.
Mais limitons-nous ici à l’annonce faite par le Chef du Gouvernement consistant à demander dans les tout prochains jours à l’Assemblée des représentants du peuple de l’habiliter par une loi, conformément à l’article 70, paragraphe 2 de la Constitution, au trois-cinquième de ses membres, à prendre des décrets lois, dans le domaine relevant de la loi.
Aux mesures d’exception qu’impose l’état d’exception, pouvant être prises par le Président de la République, sur la base de l’article 80 de la Constitution relatif à l’état de péril imminent, non ouvertement déclaré par ce dernier dans son adresse au peuple, viendrait ainsi s’ajouter, voire se confronter, un pouvoir spécial par habilitation ouvertement sollicité par le Chef du Gouvernement, au risque d’aboutir à un conflit d’autorités !
La difficulté est que l’article 70, ainsi visé, précise bien les limites d’une telle habilitation qui, d’une part, ne peut être donnée que pour une période ne dépassant pas deux mois et, d’autre part et surtout, « en vue d’un objectif déterminé », ce qui renvoie nécessairement à une situation exceptionnelle !
Mais, au–delà des exigences de parfaite constitutionnalité, de l’incompatibilité apparente entre « état d’exception » visé par le Président de la République et « habilitation spéciale » sollicitée par le Chef du Gouvernement, une brûlante réalité politique, celle du manque de majorité réelle au sein de l’ARP, risque de rattraper M. Elyes Fakhfakh et de peser ainsi lourd sur la balance au point de la fausser !
Hatem Kotrane
Professeur en droit