Anis Marrakchi : Pour que la Tunisie, face aussi une crise économique d’une rare gravité, ne sombre pas dans la récession
Craignant « une récession des plus importantes en Tunisie depuis l’indépendance, Anis Marrakchi, spécialiste en mesure d’impact économique et financier, esquisse des mesures d’urgence à mettre en place. Pour cet ingénieur Polytechnicien et statisticien (INSAE), « il ne faut pas hésiter de mettre les armes les plus lourdes à disposition de la puissance publique » pour «mitiger l’effet sur le revenu des ménages les plus fragiles » et « probablement se préparer à une distribution directe de cash aux gens. 300 DT par adulte résident est un bon ordre de grandeur. » Il estime nécessaire également de « donner de la liquidité aux entreprises les plus fragiles et aux secteurs les plus touchés ». « Pour ne pas sombrer, conclut-il, son analyse, il faut se donner les moyens de flotter. Il faut également se donner les moyens de choisir entre les maux le moindre.»
Analyse
Bien traité, la létalité du Covid-19, mesurée sur l’ensemble des cas qu’ils soient symptomatiques ou non, est probablement largement inférieure à 1%. Peut-être aussi faible que 0,2%. Mais ces chiffres ne tiennent que si la maladie est bien traitée. Or l’une de ses spécificités, c’est que cette maladie génère un grand nombre de cas graves à admettre en réanimation ce qui sature très rapidement les capacités des systèmes de santé et la capacité à bien traiter la maladie. Le taux de létalité peut alors monter en flèche pour se situer quelque part entre 1% et 2%, voire plus.
Laissé à lui-même, le covid-19 toucherait à terme jusqu’à 70% d’une population. En Tunisie, ces chiffres donneraient 80.000 à 150.000 morts. Ces estimations ont des aléas à la hausse et à la baisse. À la baisse car la population tunisienne est plus jeune que celle des pays les plus touchés actuellement. À la hausse car le système de santé y est beaucoup plus fragile.
Face à ces chiffres, la Tunisie se dirige vers le confinement total. Mais la Tunisie n’est pas l’Europe. Le coût de telles mesures, social et en vies humaines, serait autrement plus élevé.
La crise de 2008 aurait entraîné jusqu’à 500.000 victimes du cancer en plus dans le monde entre 2008 et 2010. Et là, on ne compte que la surmortalité due au cancer, et uniquement entre 2008 et 2010. Les crises économiques ont un impact extrêmement élevé, bien qu’indirect, en termes de vies humaines. Et si l’on ne fait pas attention, on risque de tuer plus que ce que l’on sauve.
En fait, les effets immédiats du virus sur l’économie seraient relativement modérés. Le gros des impacts économiques vient des mesures prises par les différents pays pour enrayer la propagation du virus, ainsi que du changement de comportement des gens dans cette période anxiogène.
Plusieurs pays ont fermé leurs frontières ou s’apprêtent à le faire. Les chaînes de productions globales sont significativement impactées par des mesures de confinement prises partout dans le monde. Il est clair que ceci aura des impacts économiques extrêmement importants en Tunisie. Le secteur du tourisme a lui seul pèse 7% du PIB tunisien, peut-être jusqu’à deux fois plus si nous prenons en compte les effets indirects. La structure industrielle, basée sur la sous-traitance, sera également très impactée par la disruption des chaînes de valeurs européennes et par la baisse de la demande étrangère.
On voit donc, que même en l’absence de propagation de l’épidémie et de mesures de confinement en Tunisie, les impacts économiques risquent d’y être extrêmement importants, voire d’entraîner une récession aussi importante qu’en 2011.
Rajouter à cela un confinement total et c’est tous les moteurs de l’économie tunisienne qui risqueraient de s’arrêter net. Sans pour autant prévenir le risque d’un second pic épidémique, assez probable.
La Tunisie n’est pas l’Europe. Elle n’a pas le même système de santé, mais elle n’a pas les mêmes filets de sécurité sociaux non plus. Ni la même capacité à amoindrir l’effet d’une crise sur les citoyens et les entreprises. Alors que les citoyens tunisiens sont dans une situation économique autrement plus fragile que les citoyens allemands, la crise actuellement a mené à la baisse du coût de la dette Allemande et à la forte hausse de celui de la dette tunisienne.
Combien de morts en plus entraînerait-on en privant une majorité de citoyens économiquement fragiles de leur gagne-pain, sans que l’État ne puisse prendre à sa charge la baisse de revenus associée ?
Aujourd’hui, il est improbable que la Tunisie puisse éviter une récession. Il est même possible que cette récession soit l’une des plus importantes depuis l’indépendance en fonction des mesures mises en place. Que l’on choisisse d’aller vers un confinement total ou pas, il y a des mesures urgentes à mettre en place :
Mitiger l’effet sur le revenu des ménages les plus fragiles. Il ne faut pas hésiter à sortir les armes les plus lourdes à disposition de la puissance publique : comme Hong-Kong, Singapour, l’Australie ou les États-Unis, il faudrait probablement se préparer à une distribution directe de cash aux gens. 300 DT par adulte résident est un bon ordre de grandeur. Et s’il faut pour cela ponctuellement remettre en cause l’indépendance de la BCT et créer des pressions inflationnistes, qu’à cela ne tienne. Si on ne le fait pas pour l’une des (voire la) plus grandes crises économiques de l’histoire de la République Tunisienne, quand est-ce que ce sera fait ?
Donner de la liquidité aux entreprises les plus fragiles et aux secteurs les plus touchés : en remettant à plus tard les paiements d’impôts et de cotisations, en garantissant les crédits, en différant le paiement des intérêts et du principal sur les prêts. L’idée c’est de permettre aux entreprises les plus touchées et les plus fragiles de passer le cap de cette crise ponctuelle. Ces mesures doivent être accompagnées (comme aux États-Unis) de fortes obligations : les entreprises aidées doivent s’astreindre à une forte limitation de la rémunération des dirigeants et actionnaires, et à sauvegarder l’emploi.
Peut-être même plus qu’une crise sanitaire, la Tunisie fait face à une crise économique d’une gravité rare. Pour ne pas sombrer, il faut se donner les moyens de flotter. Il faut également se donner les moyens de choisir entre les maux le moindre.
Anis Marrakchi