Haykel Ben Mahfoudh: Il est temps de passer aux Décrets-lois
Le 09 février 2011, la Chambre des députés a voté la délégation de ses pouvoirs au Président de la république par intérim, l’habilitant conformément à l’article 28 de la Constitution du 1e juin 1959, à prendre des décrets-lois, jusqu'à la fin de ses fonctions, et ce, dans dix-sept domaines fixés par la loi n° 2011-5 du 9 février 2011. La Chambre des députés, dont la légitimité politique était en cause par la chute du pouvoir en ce mois de janvier 2011, s’était écartée pour permettre un fonctionnement régulier des pouvoirs publics, dans une phase où la pleine application des dispositions de la constitution était devenue impossible.
Cet acte nous a permis de mettre en place toute la législation nécessaire et indispensable à la transition démocratique. Tout le monde se rappelle des décrets-lois ayant crée les instances et commissions de la première phase de transition. Quoique politique, le choix de l’habilitation avait surtout servi la prise du Décret-loi n° 2011-14 du 23 mars 2011, portant organisation provisoire des pouvoirs publics, du Décret-loi n° 2011-35 du 10 mai 2011, relatif à l’élection d’une assemblée nationale constituant, mais aussi du Décret-loi n° 2011-27 du 18 avril 2011, portant création d’une instance supérieure indépendante pour les élections, pour ne citer que ces trois actes majeurs de la période transitionnelle.
Tous ces actes, qui devaient faire l’objet d’une approbation de la part du pouvoir législatif une fois rétabli, avaient permis la mise en place de tout le système juridique de la transition constitutionnelle et politique de l’année 2011.
C’était le contexte très particulier de l’époque qui avait fait que l’exécutif demande l’habilitation à légiférer par des actes de gouvernement dans le domaine de la loi afin de mettre en place les fondations d’une Constitution démocratique et des institutions de la transition démocratique et d’en accélérer le processus, le temps d’élire l’Assemblée Nationale Constituante (ANC). Cette dernière devait reprendre le pouvoir législatif après les élections du 23 octobre 2011 et le vote de la Loi Constituante n° 2011-6 du 16 décembre 2011 portant organisation provisoire des pouvoirs publics, dite « Petite Constitution ».
Aujourd’hui la situation est très critique pour penser que les institutions de l’Etat puissent continuer à fonctionner de façon normale. Le confinement et les mesures de restrictions prises à l’échelle des institutions, de la société et des individus sont d’ampleur et de gravité telles, qu’il est impératif d’intervenir d’urgence et par tous les moyens pour garantir la continuité de l’Etat et l’application normale de la Constitution dans les conditions et mesures qu’elle prévoie pour ce genre de situations. Il y a péril en la demeure. Il faut agir très vite, parer au pire et assurer la continuité des pouvoirs publics.
La phase est critique et l’heure est grave pour céder à la panique et pendre congé de toutes les fonctions et responsabilités électives. Le confinement général vient d’être décrété à partir du dimanche 22 mars au 4 avril 2020. La Présidence de la république, le Gouvernement et même le bureau de l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) sont en mode de crise. L’urgence de la situation, de la pandémie qui sévit partout dans le monde, exige des mesures et décisions exceptionnelles, l’allocation de fonds d’urgence, des mesures budgétaires d’exception, mais surtout des lois d’urgence pour renforcer les capacités et moyens de nos structures de santé et entamer une restructuration de tout le système de santé publique en Tunisie. Il s’agit d’une période exceptionnelle qui exige des mesures et des moyens exceptionnels.
L’ARP, qui en temps normal détient le pouvoir législatif et vote les lois dans les domaines qui lui sont réservés, devrait se réunir et faire passer toutes les lois nécessaires pour répondre à l’urgence de la situation et selon les priorités fixées par le Gouvernement, dont les membres sont présents en première ligne politique pour lutter contre le Covid-19, menant ainsi une course effrénée pour sauver des vies humaines et garantir la pérennité de l’Etat.
Sauf que, l’institution législative paraît elle aussi se mettre au confinement. Nos valeureux députés ne se réunissent plus, ne se déplacent plus ou peu au Bardo, il n’y a plus de plénières en vue : une paralysie totale de la fonction législative alors que les besoins en lois d’urgence sont imminents. L’institution législative doit continuer à fonctionner et ses membres ne peuvent céder à la panique. A défaut, et quand bien même il serait légitime de les protéger, des solutions constitutionnelles sont à disposition pou parer au blocage.
La Constitution permet de dépasser la paralysie des institutions, y compris celle du pouvoir législatif, en admettant le recours aux décrets-lois pour une période limitée et dans un objectif déterminé. L’article 70 paragraphe 2, permet à l’ARP, par un vote au trois-cinquième de ses membres, d’habiliter par une loi, le Chef du Gouvernement, pour une période ne dépassant pas les deux mois et, en vue d’un objectif déterminé, à prendre des décrets-lois, dans le domaine relevant de la loi.
J’estime que le contexte de crise grave qui a déjà justifié la prise de mesures d’extrême urgence et la mise à l’arrêt de pratiquement l’ensemble des activités normales des institutions et des services publics, justifie aussi la passage à l’article 70 paragraphe 2.
L’objectif est clair : faire voter toutes les lois nécessaires, indispensables et dérogatoires dont le Gouvernement aurait besoin pour lutter d’urgence contre le Corona virus, pour l’efficacité et la célérité du combat.
Il faudrait mette à la disposition du Gouvernement toutes les dispositions législatives et autorisations budgétaires pour protéger la population et le pays.
Ce n’est pas d’un blanc-seing qu’il est question de donner au Gouvernement, c’est d’un acte de responsabilité politique que les membres de l’ARP doivent prendre et assumer vis-à-vis de la Nation. Le confinement risque de durer si la crise se prolonge.
J’en appelle donc à votre conscience collective, Mesdames et Messieurs les députés, Monsieur le Président de l’ARP, pour convoquer d’urgence une assemblée plénière et voter l’habilitation législative au Chef du Gouvernement, lui fixer les domaines de l’intervention par décret-loi ainsi que la durée. Les enjeux sont de santé publique et de sécurité nationale ; la survie d’une partie de la nation est en jeu. L’heure est grave et il ne serait question de confinement des institutions et de leurs fonctions. La fin justifie les moyens. A l’expiration de la période et au rétablissement de la situation, vous allez retrouver votre pouvoir ; ces décrets-lois vous seront soumis pour approbation.
Il ne faut pas non plus que l’Assemblée de 2011 paraisse plus réactive et moins attachée à ses prérogatives que l’actuelle ARP qui jouit d’une légitimité démocratique sans conteste !
Si le Chef du Gouvernement en exprime le vois, il faudra passer à l’article 70 paragraphe 2 d la Constitution à défaut de décréter l’état d’exception.
Haykel Ben Mahfoudh
Professeur de droit constitutionnel
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La cata qui a suivi la délégation de pouvoir en 2011 ne vous a pas suffit?Vous proposez une récidive pour achever cet Etat en agonie?