Azza Filali - « Un mal qui répand la terreur… »
Cette ouverture d’une fable de Jean de la Fontaine, concerne une épidémie de peste, survenue vers les années 1630, alors que le poète était enfant. Depuis La Fontaine, bien des épidémies se sont abattues sur les hommes, avec plus ou moins d’ampleur. Aujourd’hui, au XXIème siècle, nous voici confrontés à l’une des épidémies les plus déroutantes car il s’agit à la fois d’une pandémie et d’un virus contre lequel nous ne possédons ni remède prouvé, ni vaccin prêt à l’emploi. Toujours est-il que l’épidémie de corona virus remue les êtres, réactivant un inconscient collectif, sédimenté au fond de chacun de nous, par les générations qui nous ont précédé. Or, cet inconscient génère des émotions profondément irrationnelles.
Dès lors, la porte est grande ouverte à la démesure, au mystérieux, voire au magique. Dans la panique qui s’empare des êtres, il existe une régression des consciences à un niveau archaïque, impulsif et grégaire. Ainsi, l’épidémie, vécue à mi-chemin entre la réalité et le mythe, a depuis des siècles été mise en résonnance avec la religion et considérée comme un châtiment de Dieu. D’ailleurs, La Fontaine poursuit sa fable par ces mots : « mal que le ciel en sa fureur, inventa pour punir les crimes de la terre… », et jusqu’à un temps assez proche, les gens imploraient la grâce divine pour les fautes qui leur valaient la peste ou le choléra.
Au XXème siècle, avec le déclin du phénomène religieux en occident, l’homme a été confronté à l’absurdité d’une épidémie qui emportait sans discernement les vertueux, comme les bandits…
Autre facteur majorant l’inconfort des individus : la mise en quarantaine tout comme le confinement. La mise en quarantaine génère un huis-clos qui altère et dénature les relations humaines. Il s’agit d’expériences potentiellement traumatisantes, induisant troubles du sommeil et de l’humeur, voire attaques de panique.
En Chine, un questionnaire sur le degré de détresse psychologique chez les gens soumis à la quarantaine a retrouvé 35% de cas de stress modéré, et 5% de stress sévère (survenant chez les patients de 18 à 30 ans, et ceux de plus de 60 ans). De plus, lors des épidémies de SRAS et de virus Ebola, la durée du confinement déterminait l’intensité du stress développé : un confinement dépassant dix jours provoquait un syndrome post-traumatique associant violence et attitudes d’évitement.
Cette peur collective engendre de la part des populations des comportements assez semblables et inchangés depuis des siècles : la première réaction est la peur de l’autre. Avant, c’était l’étranger qui entrait dans la ville, porteur du mal funeste. Aujourd’hui, c’est le voyageur, tunisien ou étranger, qui descend d’avion et vient contaminer les gens du pays.
Seconde réaction : le besoin de partage et de liens est exacerbé, d’où l’explosion, depuis quelques jours, de l’usage des réseaux sociaux, comme si les liens virtuels devaient parer à une solitude avec soi-même que les êtres ont désappris depuis longtemps.
Troisième réaction : la proximité avec la mort, confronte les hommes à leur propre fin. Dès lors, seul l’instinct de survie demeure agissant, faisant passer tous les modes réactionnels au second plan. Pour témoin, les gens ont accepté sans protestations l’abolition temporaire des rites funéraires de leurs proches, pour réduire la contagiosité. Par-là, ils font l’impasse sur un comportement immémorial, dont la signification essentielle est non seulement le travail de deuil mais aussi et surtout, la transmission quasi-physique d’un héritage affectif et spirituel, le passage de l’histoire familiale d’une génération à l’autre.
Autre comportement : cette épidémie qui affecte les individus sans distinction de moralité ni de richesse, nivelle les hiérarchies et remplace l’ordre social par un chaos où tous se valent. Face à cette situation, une réaction est fréquente : la recherche d’un bouc émissaire auquel on fait endosser la « faute », la responsabilité du malheur dans lequel la ville ou le pays sont plongés. A cette recherche deux exemples illustratifs : celui des asiatiques, maltraités dans les pays étrangers (dont le nôtre), car rendus responsables de l’apparition de l’épidémie.
Autre illustration : l’accusation portée par la Chine à l’encontre des USA et selon laquelle des soldats américains auraient disséminé le virus Covid19 sur le sol Chinois. Depuis, cette accusation a été retirée par la Chine.
Face à une population paniquée, ayant régressé vers des émotions collectives, ancestrales, la communication, de la part des autorités, tout comme des médias doit être particulièrement « travaillée » et ne laissant aucune place à l’improvisation ni à l’approximation. Ainsi, les communicateurs doivent d’abord décider de ce qu’ils comptent adopter comme actions avant de les communiquer. Il est également important que cette communication soit précoce et régulière : ne pas informer, dissimuler les risques induit une perte de confiance dans les autorités, générant confusion et anxiété au sein de la population. Autre point essentiel : les dirigeants qui s’adressent aux citoyens doivent être assistés par des spécialistes en communication ; les allocutions en temps de crise constituent un exercice difficile et ne supportent pas les faux pas.
Dernier précepte, précieux : il est très utile de parler d’une seule voix. Disperser les interlocuteurs et les décisions n’est pas didactique et suggère un « désordre » au sommet de l’état, ce qui nuit à la confiance du peuple dans ses dirigeants. Pour ce qui nous concerne, l’allocution hésitante et manquant de conviction du chef du gouvernement, prononcée lundi 16 mars, et suivie le lendemain par un discours du chef de l’état, tout cela faisait un peu désordre et a laissé un sentiment de désarroi chez la plupart des tunisiens. Il est d’usage que ce soit le même visage (en l’occurrence le chef du gouvernement) qui se présente aux citoyens pour informer et annoncer les décisions. L’heure est trop grave pour que les trois pouvoirs se livrent à une concurrence de déclarations, chacun se voulant détenteur du dernier mot…
Enfin, si le dirigeant, est obligé de faire état d’une aggravation de la situation sanitaire du pays, il doit en même temps, annoncer les mesures prises pour pallier à cette aggravation, de manière à ce que les citoyens se sentent dépositaires d’une tâche à exécuter, et pas seulement informés d’une mauvaise nouvelle…
En définitive, cette épidémie représente une rupture dans l’ordre de la vie des êtres et du pays. La panique engendrée par le Covid19 mettra du temps à quitter les consciences individuelles. Il faudra, sans doute, du temps pour que les gens se remettent à vivre comme avant. Mais, vivront-ils vraiment comme avant ? Ou bien y aura-t-il des transformations subtiles de leurs regards sur le monde et de leurs comportements ?
Dans le temps sans horloge, livré au seul caprice du Covid 19, il est trop tôt pour faire la moindre projection !
Azza Filali