Boujemaa Remili: Je sors l’artillerie lourde!
Coronavirus à part, et considérant que des Tunisiens survivront, et poursuivront la vie, le débat national, sous toutes ses coutures et surtout pour la phase post-14 janvier, continue à pêcher par grosse insatisfaction.
L’essentiel nous échappe chaque fois que nous tentons de nous en approcher. De quel type d’Etat avons-nous besoin ? Quel genre d’économie nous faudrait-il ? Qu’est-ce-qui nous manque le plus : une union démocratique, sociale, populaire ou nationale ? Les tendances à l’internationalisation arabe, islamique ou pro-occidentale ou à la particularisation identitaire, sociologique ou territoriale, sont-elles des menaces à la cohésion nationale ou des défis objectifs qu’il faudrait prendre à-bras-le-corps ? La déconnexion intergénérationnelle est-elle définitivement clivante ou faut-il repartir à la conquête de la sympathie de la jeunesse ? Sommes-nous définitivement condamnés aux partis-zombies ou reste-t-il un espoir de rénovation politique profonde ? Le clientélisme constitue-t-il l’unique horizon du politique ou reste-t-il permis de rêver au politique du militantisme et du don de soi ?
Allons-nous définitivement abdiquer en faveur de ce petit capitalisme castré vivotant des interstices aléatoires laissés par les forces mondiales de la recherche-innovation-organisation-conquête qui nous dominent et qui nous privent du minimum d’oxygène pour le développement de nos propres forces ? Quand allons-nous comprendre qu’une voie nationale de développement capitaliste existe, et c’est la Chine qui l’a réinventée, mais que cela passe par un Etat fort par l’action nationale qu’il met en œuvre et une classe capitaliste qui le soutient prodigieusement par une fiscalité à la hauteur des défis que doit affronter l’Etat pour la modernisation de l’économie ? Allons-nous tirer les véritables leçons de la série de crises qui secouent le monde pour statuer que tout économique antagonique au social est le comble de l’absurdité : l’économique ne pouvant qu’être social ? Allons-nous saisir la lame de fond entrain de traverser le monde pour que l’agriculture paysanne, l’alimentation saine, la protection des écosystèmes soient désormais synonymes d’équité, d’harmonie avec la nature, de source de joie et de bonne santé ? Sommes-nous capables d’imaginer que nous pouvons être à cent pour cent pour les droits du peuple palestiniens tel que lui il les exprime et les porte et sans nous substituer à lui et en même temps ne pas mettre en danger les intérêts nationaux des Tunisiens dans ce monde aux rapports de forces trop en défaveur du droit au respect et à la dignité des peuples arabes ? Quand allons-nous comprendre qu’il y a lieu d’être très fier de l’appartenance à la civilisation arabo-islamique qui a eu ses heures de gloire et a participé très fortement à la modernisation et au progrès de la marche de l’humanité mais pour avoir abandonné l’effort de la science, la philosophie, la littérature et surtout l’ouverture et l’échange avec le reste du monde, cette belle civilisation a pris un retard monstre à propos duquel il s’agit de mettre les buchées double pour le rattraper?
Cela fait beaucoup de « Quand ? » mais cela exprime aussi le fait que nous sommes devenus trop souvent situés dans l’à-côté de l’essentiel, saisis dans une médiocrité ambiante de forme facebookiste mais surtout de contenu vide, les chamailleries ridicules d’une Assemblée éclatée et le silence assourdissant d’une présidence atone constituant désormais tout l’horizon politique de la Tunisie de 2020.
Mais le pire dans tout cela c’est la paralysie de l’intelligentsia tunisienne, celle qui devrait être considérée comme étant son atout le plus cher et le plus fort et le piler sur lequel peut et doit s’appuyer la nation pour se redresser.
La médiocrité de la classe politique ne serait-elle pas que le prétexte derrière lequel se cache cette intelligentsia, qui se serait un peu embourgeoisée et rangé les belles armes de combat qu’elles a su très souvent et pendant très longtemps opposer aux déviations de toutes sortes qui avaient accompagné la périlleuse marche de la construction d’une société et d’un Etat modernes dans un contexte au départ trop marqué par tous les archaïsmes du monde ?
Faisons un aveu, nous autres qui avons été impliqué dans une aventure politique que l’on pensait bonne pour l’avenir et pas une opportunité électoraliste d’un moment, nous avons été ramenés par une certain « système » que l’on croyait naïvement avoir mis sous contrôle à des « cases de départ » que l’on croyait définitivement dépassées. La seule excuse que nous puissions mettre en avant c’est que nous avions considéré que, pour sauver la Tunisie du risque mortel qui l’avait guetté, tous les autres risques étaient permis. Il est vrai que nous avions tenté de bâtir de l’avenir avec des « briques » (parfois des Kantoules) du « système », croyant que la dynamique allait être capable de créer de nouveaux alliages, probablement y-a-t-il eu erreur de dosage, mais si l’on en juge par le résultat obtenu visiblement il s’était agi d’une mauvaise industrie.
Le drame d’aujourd’hui ne s’arrête pas à l’échec d’une expérience, ce qui aurait pu déboucher sur une alternative meilleure, mais au fait que le vide ainsi créé n’ait pu déboucher que sur du vide. Et la solution ne peut pas être du genre « Tout cela n’est que le résultat du vote d’une jeunesse égarée ! », car parier, comme cela pourrait transparaitre de ce type de réflexion, sur ce type de blocage concernant la partie la plus dynamique de la société, serait cette fois planifier non pas pour l’échec conjoncturel mais celui bien stratégique.Malgré toute la grisaille du politique, aggravée par celle de Corona mais c’est une autre affaire, la société est en vérité en très forte attente, mais cette fois pour une donne civique et politique d’une toute autre facture que ce qui a prévalu jusque-là, quelque-soit par ailleurs les protagonistes, et ce ne sont pas les singeries parlementaires qui vont les convaincre du contraire.
D’ici à ce qu’une offre politique et civique de haut niveau vienne à se mettre en place, dans laquelle l’intelligentsia prendra toute sa place, les Tunisiens n’auront que leur patience à s’offrir.
Boujemaa Remili