Riadh Zghal: Et que le processus démocratique continue !
Cette longue marche vers la constitution d’un gouvernement a eu le mérite de permettre une lecture plus claire du paysage politique. Ce paysage qui a émergé en faveur d’un soulèvement contre un pouvoir autoritaire, mais malgré tout nourri d’une fibre nationaliste, a été dessiné par un conseil constitutionnel dominé par une approche juridique.
La principale erreur de cette approche est la croyance dans les effets automatiques des lois et des décrets et une myopie ravageuse occultant les forces motrices de l’économie, les ressorts de la dynamique sociale et la capacité des gouvernements à mettre en application les lois promulguées. Le pays s’est trouvé doté d’une polycratie sans réel pouvoir mais propice aux querelles politiques sans fin entre partis.
En effet par crainte d’un retour d’un pouvoir centralisé et autoritaire, outre le partage du pouvoir entre trois sommets de l’Etat, on a multiplié les instances dites indépendantes sans l’être réellement. On a du mal à croire à leur indépendance car elles sont constituées par vote au parlement, siège de joutes politiques entre représentants de partis – davantage que du peuple - qui cherchent chacun à faire élire ses candidats. Et quand ils n’y arrivent pas, l’instance stratégique qu’est le tribunal constitutionnel ne verra pas le jour ! Résultat : les diverses instances créées, qu’il s’agisse de l’Isie, de la Haica ou de ladite Instance de la vérité et de la dignité qui a davantage divisé que concilié, sont loin de susciter la confiance des citoyens. En témoignent le faible taux de participation aux élections, les chaînes de télévision et les radios qui diffusent dans l’illégalité... Les lois semblent davantage détournées que respectées. A preuve, la croissance exponentielle de l’économie informelle, de la corruption, de la dégradation de l’environnement urbain (insalubrité, occupation des trottoirs et même de la rue par des établissements commerciaux et le commerce anarchique)…
Face à ses espoirs perdus, la société a réagi, selon les catégories, par le corporatisme, le tribalisme, la recrudescence de la violence, la fuite vers d’autres cieux - fuites suicidaires vers l’Europe à bord des bateaux de la mort, fuite des compétences de tout niveau depuis les techniciens jusqu’aux professeurs universitaires et chefs de service des hôpitaux. Les caisses de l’Etat ont été vidées d’abord parce qu’on a recruté à tour de bras dans le secteur public, que l’on a intégré tous ceux qui ont été victimes de l’ancien régime à des fonctions qu’ils n’ont pas exercées depuis des dizaines d’années, y compris dans l’enseignement, en plus de leur dédommagement. L’argent a été dilapidé aussi vu le coût de la multiplication de instances dites indépendantes et « protectrices » de la démocratie en herbe, le gonflement des effectifs au niveau de l’administration et des entreprises publiques, la multiplication des grèves et des mouvements sociaux suivis d’augmentations des salaires et d’inflation. Tout ceci, en plus du coût de la lutte contre le terrorisme et de la médiocrité de la gouvernance à plus d’un niveau, a ruiné le pays. La pauvreté et l’anomie se sont installées éventuellement pour une longue durée. Cela a fait le lit du populisme dont le résultat s’est concrétisé par le paysage politique qu’offre aujourd’hui le parlement. Voilà déjà neuf ans que la gouvernance de l’Etat est dominée par le juridisme, les luttes partisanes pour un pouvoir à la fois disponible et fuyant, freinant la capacité des gouvernements quelles que soient leurs bonnes intentions à œuvrer et à performer pour le développement et la création d’emplois.
En revanche, la longue marche vers la constitution d’un nouveau gouvernement après les élections de 2019, bien qu’elle ait été pénible, a été instructive d’une certaine dynamique sociopolitique. D’abord une capacité d’autodéfense collective contre les pires scenarii lorsque la menace de dissolution du parlement et la stagnation, voire l’aggravation de la crise économique et sociale, ont pointé à l’horizon. L’intervention de la société civile a calmé les querelles partisanes et aidé à l’aboutissement des efforts de constitution d’un « projet » de gouvernement multipartite doté de quelques compétences reconnues, et acceptable par la mosaïque de représentants du peuple au parlement. Cette longue marche a aussi montré l’existence d’une opposition irréductible au sein du parlement, ce qui augure d’une veille sur les processus juridiques et éventuellement la dénonciation des dérives néfastes pour l’intérêt général. De plus, cette marche a montré que, malgré la soif de pouvoir pour dominer et servir des intérêts particuliers ou pour agir en faveur d’une vision fondée sur une idéologie supposée la plus en phase avec l’intérêt général, malgré la masse de reproches dont ils ont fait l’objet, les politiques tunisiens restent malgré tout flexibles, capables de trouver des compromis et des territoires de rassemblement en dépit de leurs différences de perception parfois abyssales.
Le vivre-ensemble au sein d’un gouvernement multipartite, où certains représentants de partis sont minoritaires, sera-t-il possible ? C’est la question que se posent de nombreux Tunisiens. On peut y répondre par l’affirmative si l’on considère que la question du partage des postes ministériels a été réglée du moins à court terme. On y répond par la négative si la finalité ultime de l’action gouvernementale au niveau de tous les secteurs n’a pas été clairement définie et adoptée par toutes les composantes du gouvernement. Même si c’est le cas, cela ne suffit pas si la finalité établie ne fait pas l’objet de communication et d’adhésion du plus grand nombre de citoyens aussi bien ceux qui sont en charge de la mettre en œuvre que ceux qui agissent au niveau de la société civile, fussent-ils appartenir à des partis représentés au gouvernement.
En cette phase du processus démocratique, il y a plus que jamais besoin d’une politique de communication qui opère le passage d’une logique revancharde et destructrice qui a dominé depuis 2011 vers une logique de discours serein et constructif. En effet, le gouvernement ne pourra pas se contenter des votes favorables à l’ARP et miser simplement sur le soutien aléatoire des partis. Il a besoin de l’adhésion populaire s’il doit s’engager dans les réformes douloureuses qui exigent des sacrifices, et dans le lancement d’un processus de développement participatif et durable. Quant aux volets économique et de la gouvernance à l’échelle locale et nationale, il y a nécessité, comme l’a répété à maintes reprises M. Elyes Fakhfakh, d’un changement de logiciel. Il y a besoin de mobiliser toutes les ressources du pays sous-exploitées ou inexploitées, aussi bien les ressources matérielles qu’immatérielles et humaines. Pour entrer de plain-pied dans la nouvelle économie fondée sur la connaissance et l’écologie, il est temps de tendre la main aux jeunes hommes et femmes et mettre fin à la fuite des compétentes, qu’elles soient moyennement ou hautement qualifiées. Et que le processus démocratique continue !
Riadh Zghal