Monji Ben Raies: «Habemus Imperium»! (laissons-le travailler)
La liste définitive du gouvernement d’Elyès Fakhfakh constituée sous de bien mauvais augures a obtenu, finalement, la confiance parlementaire requise (majorité de 109 voix). Une fumée blanche aurait pu s’échapper de la cheminée du palais du Bardo, si cheminée il y avait et une voix aurait pu clamer : « habemus imperium ». Mais les circonstances sont autres, ce résultat ayant été obtenu après un marathon de 15 heures et un flot de verbiage sans intérêt. Nous avons un gouvernement, ce qui devrait normalement marquer la fin d’un long bras de fer entre factions rivales. Sa tâche serait d’assurer les réformes promises pour redresser l’économie tunisienne vacillante, dans un contexte de rééquilibrage des forces politiques. Mais le peuple ne croit pas vraiment que changement il y aura, même s’il espère malgré tout un miracle. Les conditions difficiles dans lesquelles il a été enfanté, compromettent déjà sa durée de vie, bien que parvenu à passer positivement la première étape du crible institutionnel. En effet, de graves divergences idéologiques et structurelles hypothèquent gravement la cohésion nécessaire entre les membres de ce gouvernement. Parmi les autres griefs à son encontre, en seraient l’exclusion arbitraire, exagérée et inadmissible, quels qu’en soient les motifs, de plusieurs partis forts, et qu’il ne reflèterait pas la carte partisane du parlement et de la société politique tunisienne. Il s’agirait, particulièrement de l’opposition, non représentée de manière significative au sein de ce gouvernement, et des indépendants. Les partis exclus, élus, pourraient se prévaloir de leur légitimité pour constituer une force d’interférence et de déstabilisation pour le futur. Ce pourrait être la principale pierre d’achoppement, lorsque ce gouvernement devra faire adopter des propositions législatives. Aussi n’est-il pas très sûr qu’il obtienne le soutien parlementaire requis tout au long de la législature. Même si le gouvernement a obtenu le vote de confiance du Parlement, l’horizon est toujours incertain, en raison de l’hétérogénéité de cette équipe bricolée dans l’urgence, contre vents et marée. Remporter le défi du progrès et de la stabilité du pays, exige impérativement une équipe homogène, soudée et solidaire. Certes il y a, au plan individuel, de bons ministres, mais au regard des divergences idéologiques avec le reste de l’entité gouvernementale, ainsi qu’avec l’ARP et la société politique, ils pourraient ne pas aller très loin dans leur gouvernance. C’est dire que le futur ne sera pas de tout repos, et que l’hypothèse d’une dissolution du Parlement ne peut être définitivement écartée, bien au contraire. Ce spectre sera constamment à l’ordre du jour comme épée de Damoclès et se manifestera, chaque fois qu’il y aura des tensions et/ou un différend, entre, soit les partis au pouvoir, soit les deux palais, Bardo et Carthage.
Par ailleurs, le chef du gouvernement semble réellement ignorer les dispositions de la Constitution concernant le pouvoir exécutif et les rapports de ce dernier avec le législatif. Dans sa conférence de presse du 24 janvier dernier, il avait soutenu que sa “légitimité“ émanait de celle du Chef de l’Etat. Il est allé jusqu’à penser que sa nomination équivalait à un transfert de légitimité électorale de Kaïs Saïed vers lui, et à son profit, ignorance qui risque de lui être fatale au moindre faux pas. Ce faisant, il a renvoyé dans l’opposition tous les partis politiques qui n’avaient pas voté ou appelé à voter, au second tour des élections présidentielles, pour le président. Si le doute sur le vote de confiance des députés a été levé, avec 129 voix sur 217, pour éviter une dissolution de l’Assemblée par le Président de la République, tout porte à croire que ce gouvernement sera renversé à un moment ou à un autre, dans de brefs délais.
En quelques années, les espoirs fous de la transition se sont émoussés. En 2019, les Tunisiens ont donné un coup de pied dans la fourmilière en sanctionnant lourdement les partis politiques, mais ils n’ont pas vu le retour du bâton. La perte totale de confiance dans les partis politiques a eu un prix que tous nous payons à travers cette mosaïque parlementaire qui rend le pays ingouvernable. Il est temps, peut-être, d’arrêter cette expérience, et de revenir à un régime politique plus familier et qui mette un terme à cet émiettement de l’opinion. Le peuple tunisien a largement exprimé son rejet de la classe politique. Si, en raison du régime parlementaire, le Parlement est maître du gouvernement et de l’une des têtes de l’exécutif, 76 % des Tunisiens n’ont pas confiance dans leurs députés et 81 % dans les partis politiques. Au demeurant, il s’agit d’un gouvernement aux allures de melting-pot, associant des islamistes conservateurs et des extrémistes, des nationalistes arabes, des progressistes et même des êtres peu recommandables. Un piètre résultat de longues semaines de tractations qui se sont conclues au profit des partis et des personnes et au détriment de programmes et de stratégie, au risque de perdre tout projet cohérent pour le futur gouvernement. Selon une enquête des associations, Al Bawsala, Forum tunisien des droits économiques et sociaux et Avocats sans frontières, rendue publique le 2 octobre, 85 % des Tunisiens pensent que rien n’a été entrepris pour combattre la corruption, et 93 % que cela pèse sur l’économie.
Une coalition historique est montée au pouvoir en Tunisie ce 27 février2020. Premier gouvernement de coalition de la « démocratie », la Tunisie se normalise. Après neuf ans de ‘’démocratie’’, la Tunisie n’avait pas encore goûté aux ‘’joies’’ de la coalition, à la manière de l’Europe où les coalitions sont majoritaires. Avec l’arrivée sur la scène politique d’une multitude de nouveaux partis ces dernières années, c’était chose prévisible, voire inévitable. Rappelons que l’instabilité politique en Tunisie remonte aux élections de 2014, avec la fin des majorités absolues. Des alliances sont désormais nécessaires pour pouvoir gouverner et cela semble bien être le problème. Cependant, comme nombre de pays d’Europe, la Tunisie apprendra à vivre au quotidien avec des gouvernements de coalition, ayant rejoint ainsi la longue liste des pays qui ont un gouvernement de coalition, avec le risque de blocage politique à la clé, qui reste important. Il est clair qu’en Europe le système électoral de nombreux pays, très proportionnel lorsqu'il s'agit de traduire le pourcentage de voix en sièges, rend de plus en plus difficile pour un seul parti d’obtenir une majorité suffisante. De plus, la fragmentation de la scène politique avec l'éclosion de nouvelles formations et la crise des grands partis politiques traditionnels ont provoqué la multiplication du phénomène des coalitions. Elles sont devenues monnaie courante dans des pays comme l’Allemagne, le Portugal, la Suède ou la Belgique, sans parler des problèmes en Grèce ou en Italie, qui a connu pas moins de 70 gouvernements depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, les deux tiers des pays européens sont actuellement gouvernés par une coalition, au sens large du terme, puisqu’il peut s’agir d’un gouvernement en minorité qui a besoin de pactes ponctuels, ou d’une cohabitation à la française, avec un président et un premier ministre de partis diamétralement opposés ou encore de partis qui se sont mis d’accord avant les élections. Dans le même cas que la Tunisie, se trouvent les gouvernements de la Suède, la Norvège, Slovénie, Belgique et République tchèque, qui sont également minoritaires et nécessitent donc des soutiens supplémentaires pour mener à bien leurs initiatives. La grande question est donc de savoir si la Tunisie est véritablement sortie de l’impasse ou si elle est vouée à l'instabilité politique chronique ‘’ad vitam aeternam’’. L’avenir nous le dira sans coup férir.
Les Rois Mages ont apporté à Elyes Fakhfakh la présidence du gouvernement tunisien. Comme il était prévisible, et malgré des débats d’investiture interminables et très douteux, la chrysalide du Chef du gouvernement désigné a terminé sa métamorphose. Le candidat à la présidence du gouvernement tunisien, vient d’obtenir la confiance de la Chambre des députés pour son investiture, la plus pénible depuis le rétablissement de la démocratie en Tunisie, avec 127 votes pour. Mais sa marge de manoeuvre est étroite. Le nouvel exécutif naît donc dans des conditions compliquées, porté par une majorité fragile et hétéroclite, entre les différentes mouvances conservatrices et les forces progressistes de tous bords. Cette perspective est accueillie avec préoccupation dans les milieux sociétaux. Les ardeurs du Chef du gouvernement seront vite contrebalancées par la rigueur de l'Economie, l'orthodoxie budgétaire et le respect du pacte de stabilité, même si les choses commencent plutôt mal car le pays ne réussira sans doute pas à respecter l'objectif de déficit attendu pour 2020. Le nouveau gouvernement arrive avec l'intention affichée de rétablir les droits sociaux et défend une croissance inclusive pour réduire les inégalités et refermer les brèches ouvertes durant les années de crise. Il prévoit de déroger aux mesures de flexibilité du travail mises en place sous les gouvernements précédents et annonce aussi une batterie de mesures, pour renforcer les services publics tout spécialement la santé et l'éducation, le redressement de la situation économique, la lutte contre la corruption, la moralisation de la vie politique et la finalisation des institutions démocratiques comme la Cour constitutionnelle. Il devra aussi proposer un pacte sur les retraites pour garantir le rétablissement du pouvoir d'achat de cette catégorie acculée à la misère, et promettre de grands efforts en matière de logements sociaux ainsi qu'un encadrement de la hausse du prix des loyers et des charges. Reste à savoir comment E. Fakhfakh compte financer ces changements, si l’on considère que ces mesures doivent être accompagnées d'une révision de la fiscalité, l'objectif étant d'éviter que des hausses d'impôts et taxes n'affectent davantage les classes moyennes et inférieures dans leur vie. Le budget 2020 et cet équilibre à respecter, devraient être le premier test.
Monji Ben Raies
Universitaire, Juriste,
Enseignant et chercheur en droit public et sciences politiques,
Université de Tunis El Manar,
Faculté de Droit et des Sciences politiques de Tunis.
Lire aussi