Au fil de l’histoire 22 Février 1961 à Rambouillet - Une rencontre de deux titans: De Gaulle et Bourguiba
Bourguiba, tel qu’en lui-même, n’hésita pas un jour à clamer, haut et fort : «les gens de ma stature ne courent pas les rues».
Que dire, alors, de celle du Général de Gaulle, un personnage altier, «dominateur et sûr de lui-même»?
Or ces deux monstres sacrés de la politique au 20èmesiècle ont fini par se rencontrer en tête à tête au château de Rambouillet près de Paris le 22 Février 1961.
Ce fut un moment mémorable dans les annales franco-tunisiennes. Mémorable et laborieux. Aux dires de M. Tahar Belkhodja, chargé d’affaires, à l’époque, à Paris et qui se trouvait dans l’antichambre du lieu de cet entretien long de cinq heures, Bourguiba dut changer, pendant la pause, son tricot mouillé.
De Gaulle qui avait pris l’initiative d’inviter le président tunisien voulait le sonder sur sa démarche relative à la question algérienne. Le président français, auteur de la phrase ambigüe « je vous ai compris », prononcée à Alger le 4 Juin 1958, entendait sortir du bourbier algérien en ouvrant des négociations avec les dirigeants du Front de libération nationale (FLN). Or qui mieux que Bourguiba dont le pays hébergeait le gouvernement provisoire de la Révolution Algérienne (GPRA) pouvait jouer le rôle de facilitateur.
De surcroît, la Tunisie se considérait depuis le déclenchement de la révolution algérienne en novembre 1954 comme partie liée aux évènements qui allaient se dérouler dans le pays limitrophe.
Assis côte à côte sur un sofa selon la photo qui a immortalisé ce rendez-vous avec l’histoire, les deux hommes, à l’élocution avérée et au verbe acéré, ne manquèrent pas de s’escrimer à fleurets mouchetés.
C’est ainsi que, quand Bourguiba s’épanchait sur une période de sa vie: «Vous savez, mon Général, dans ma jeunesse j’ai fait un peu de théâtre», de Gaulle lui rétorqua, malicieusement. «Cela se voit, M. le président, cela se voit!»
Dans son «Bourguiba» paru l’année dernière, Bertrand le Gendre relate son entretien avec Jean Daniel qui vient de nous quitter, à propos de cet évènement: «Avant leur entrevue, De Gaulle avait un mépris instinctif pour cet être qui relisait avec emphase la Mort du loup».
Auparavant, le fondateur du Nouvel Obs avait souligné dans ses « œuvres autobiographiques : «c’est une partie serrée qui commence mais de Gaulle n’a pas compris qu’il avait affaire à Bourguiba».
Relisons à sujet ce qu’en a écrit Jean Lacouture (1921-2015) dans son «De Gaulle Tome 3»: «Tout se passe bien entre le Connétable et le Combattant suprême, personnages flamboyants virtuoses de la joute verbale et de la diplomatie pyrotechnique».
De son hôte, de Gaulle a dit à Roger Stéphane qui a parfois servi de messager entre eux: «Votre Bourguiba est tout à fait quelqu’un». «Ces deux grands premiers rôles se ressemblent trop».
Bien évidemment, Bourguiba a soulevé au cours de cet entretien la question de Bizerte. On sait ce qu’il en advint quatre mois plus tard avec la fameuse bataille de l’évacuation et de la réaction disproportionnée de la France.
Alain Peyrefitte (1925-1999) rapporte dans son «C’était de Gaulle, Tome 1» le commentaire du général à l’issue du conseil de ministres tenu le 25 Juillet 1962: «l’année dernière, Bourguiba a cru que j’étais en position de faiblesse parce que le FLN avait rompu les négociations. Il s’est autorisé à lancer ses troupes contre Bizerte. Il voulait faire perdre la face à la France devant le monde entier et ruiner notre seule carte, c’est dire la solidité de l’armée.Nous avons repoussé son assaut. Il faut que le monde sache que l’armée française, c’est quelque chose»
Alors est-il présomptueux, en empruntant à la rhétorique gaullienne de conclure qu’entre le chef de la France libre et le libérateur de la Tunisie s’était déclarée une guerre… d’égos.
Le huis clos de Rambouillet: un remake de celui qui aurait enfermé en 202 avant J.C, Scipion l’Africain et Hannibal à la veille de la légendaire bataille de Zama.
Aissa Baccouche