Ammar Mahjoubi: La vie sociale dans la cité antique
Le cadre de la vie sociale, dans l’antiquité, était non pas la nation, mais la cité. Dotée d’une campagne plus moins étendue, où s’étalaient les champs de son domaine rural, la cité concentrait dans son centre urbain, là où s’organisait sa vie publique, son habitat, son administration et son activité économique. La ville antique était ainsi un fait urbain, pourvu d’un territoire agricole et, en même temps, un corps social encadré par des instances dirigeantes, administratives ou politiques. Dans la Grèce classique et, souvent encore, à l’époque hellénistique, les cités étaient des «cités-Etats»; c’est-à-dire qu’elles étaient politiquement indépendantes et que l’idéal politique était alors celui de ces Etats minuscules. Toute communauté qui ne vivait pas dans une cité, qui était dépourvue d’une organisation civique, était alors considérée comme barbare. La « cité-Etat » était ainsi, pour les Grecs, la marque d’une supériorité, d’une prééminence sur la peuplade et la tribu. Etre, en ce temps-là, «civilisé» était être le citoyen (civis en latin) d’une cité et croire, en tant que tel, à l’infériorité de celui qui ne l’était pas, de celui qui était différent de soi.
Mais dans les royaumes hellénistiques et dans les provinces de l’empire romain, les «cités-Etats» n’étaient plus que des cités autonomes. Celles de notre pays, c’est-à-dire celles de la provincia Africa, jouissaient, néanmoins, comme celles des autres provinces de l’Empire, d’une autosuffisance confinant à l’autarcie. Les Etats de l’époque antique étaient donc soit minuscules –les cité-Etats- soit très grands- les royaumes et les Empires. Tout ceci ne concerne, cependant, que les régions «civilisées» pourvues de cités-Etats ou de cités autonomes. Mais à mesure que s’étendait la civilisation antique, les villes s’organisaient de façon progressive en cités ; si bien que ce système civique se répandit, dès l’époque hellénistique, dans la majeure partie de la Méditerranée orientale et du Proche-Orient, avant de concerner les pays du Maghreb à l’époque punique puis de se développer, sous l’Empire romain, dans tout l’Occident latin, du Sahara jusqu’au Rhin et au Danube.
La cité antique ne comptait que quelques milliers d’habitants, alors que la nation, à notre époque, se mesure en millions d’âmes. P.Veyne, dans Le pain et le cirque (p.114-112), souligne que la taille des groupes humains a évolué de la sorte au cours de l’Histoire, et que les petits groupements de jadis sont devenus des rassemblements considérables. Il se réfère, notamment, à l’article de P.Claval sur La théorie des villes (Revue géographique de l’Est, VIII, 1968, p.3-56) et aussi aux «auréoles de Thünen» (Der isoliertestaat), qui expliquent le phénomène urbain par les contraintes techniques et économiques qui pèsent sur les relations des individus, sur les transports, l’information, et qui découpent la surface terrestre en régions pourvues, chacune, d’un lieu central : la ville. Grâce à leurs groupements, et aux commodités offertes par le cadre urbain, les individus peuvent optimiser leurs liens, assurer leurs interrelations, tandis que les campagnards se rendent en ville pour faire le tour des boutiques. Cette solution rationnelle est, toutefois, susceptible d’être confirmée ou, au contraire, infirmée par l’histoire; car les classes dirigeantes n’ont pas toujours suivi la voie de l’habitat groupé. L’exemple classique, rappelé par Veyne, oppose la noblesse des villes, dans l’Italie médiévale et moderne, à l’habitat campagnard des nobles, dans la France de l’Ancien Régime. L’habitat groupé est donc un fait historique autant que géographique.
Beaucoup d’historiens pensent que c’est l’économie, ce sont les relations commerciales qui sont à l’origine des villes, du moins, de leur développement. Les villes médiévales, pour le médiéviste français H.Pirenne, étaient des villes de marchands ; la ville, assurait-il, était née du marché et elle avait marqué les débuts du capitalisme commercial. Mais l’Allemand Sombart avait objecté, dans son traité Der moderne Kapitalismus, cité par Veyne, que les habitants des villes, au Moyen Age, étaient principalement soit des rentiers du sol, soit des chefs politiques, rois ou seigneurs laïques ou religieux ; leurs revenus provenaient donc soit des campagnes, soit des impôts. Et c’est grâce à eux que se fixaient, dans la ville et les artisans qui les servaient et les boutiquiers qui servaient les artisans. La ville au Moyen Age ne faisait donc vivre du commerce qu’une petite minorité d’habitants ; de façon au reste fort modeste, et seulement lorsqu’elle était déjà suffisamment développée. Quoi qu’on en dise, l’économie et le commerce ne jouaient qu’un rôle peu important, et les fonctions de la ville n’étaient pas nécessairement économiques. Elle était surtout le lieu central du gouvernement, de la classe dirigeante, n’avait pas d’activités mercantiles primordiales et n’était que rarement, comme Gènes ou Venise, un centre commercial. Manifeste, par contre, était sa fonction sociale, car elle réunissait tout ce qui permettait la vie en société: bâtiments publics, politiques ou administratifs, monuments religieux, édifices culturels, voués aux loisirs.
Cette situation des villes médiévales et modernes était comparable à celle des cités antiques peuplées de quelques dizaines de milliers d’âmes, principalement des propriétaires du sol, qui se partageaient les champs du terroir dans le territoire campagnard de leurs cités. Leurs centres urbains étaient le lieu où ces possédants dépensaient les revenus de leurs terres; ils y faisaient vivre des artisans et une domesticité importante, essentiellement servile, qui constituait souvent, peut-être, la majorité des habitants. Veyne cite l’exemple de Pompei, avec ses trois sortes d’édifices : des constructions publiques, civiles ou religieuses, un habitat avec des hôtels particuliers, nombreux ou plutôt majoritaires, et des boutiques d’artisans ou de commerçants. Nettement plus grandes et plus peuplées existaient aussi des capitales régionales comme Thysdrus(El Jem), ou des capitales de province comme Carthage.
Certaines, parmi les cités antiques les plus importantes, étaient des places de commerce, comme Antioche (Antakya, aujourd’hui en Turquie, près de la frontière syrienne), base des caravanes d’Asie centrale, ou Alexandrie, avec son commence maritime. Mais Veyne ne pense pas, au vu des chiffres, que les trafics maritimes ou caravaniers aient pu faire vivre des accumulations humaines aussi importantes. «Il en est de leur commerce fameux», écrit-il, «comme aujourd’hui de la pêche en Bretagne. C’est la partie voyante et caractéristique de leur économie, mais cela ne peut faire vivre beaucoup de gens.» Antioche, comme Alexandrie «devaient vivre avant tout des revenus de leur terroir.»
Les villes antiques et, de façon générale, les villes préindustrielles, assure Veyne, n’étaient des cités que si les rentiers du sol y constituaient une classe sociopolitique, comme la catégorie sociale des «décurions», qui gouvernait les cités provinciales du monde romain. Max Weber (Religions soziologie, I, p.291-295 et 380-385) oppose, à ce propos, les cités provinciales occidentales de l’Empire, y compris donc celle de la province africaine, aux villes de l’Inde et de la Chine. Là, souligne-t-il, la ville était la résidence des mandarins et n’avait pas d’autonomie; les mandarins y étaient les organes du pouvoir central. Par contre, les cités romaines, dans les provinces, jouissaient d’une large autonomie; le pouvoir politique y était détenu par les notables, propriétaires agricoles dans le terroir de la cité. Ils exerçaient leurs magistratures dans le centre urbain et il existait une véritable union, une symbiose entre la ville et sa campagne. Jouissant d’une autonomie qui confinait à l’autarcie, la cité romaine était ainsi le centre de décision effectif pour tout ce qui concernait quotidiennement sa vie sociale.
Libérées de la présence pesante du pouvoir central, installé à Carthage, les cités de la province africaine se suffisaient socialement et administrativement ; économiquement autarciques, la sollicitude de leurs évergètes les truffaient de beaux monuments, s’évertuant à les embellir aux dépens de ceux qu’érigeait la cité voisine. «Quand un Romain ou un Grec, sujets de l’empereur de Rome, parlent de la patrie», note Veyne, «ce mot de patria désigne leur cité et jamais l’Empire… Il n’y avait d’associations que locales et on était membre du «collège» des charpentiers de Lyon ou des boulangers de Sétif». Veyne reproduit une page de De la démocratie en Amérique où Tocqueville fait l’éloge du Self-gouvernment et qui, assure-t-il, fait bien comprendre ce qu’a pu être une cité antique : «La commune est la seule association qui soit si bien dans la nature que, partout où il y a des hommes réunis, il se forme de soi-même une commune. C’est l’homme qui a fait les royaumes et crée les républiques; la commune paraît sortir directement des mains de Dieu. Le gouvernement central confère de la puissance et de la gloire à ceux qui le dirigent, mais les hommes auxquels il est donné d’influer sur ses destinées sont en très petit nombre ; l’ambition ne peut prendre ces hautes fonctions pour le but permanent de ses efforts. C’est dans la commune, au centre des relations ordinaires de la vie, que viennent se concentrer le désir de l’estime, le besoin d’intérêt réel, le goût du pouvoir et du bruit. On s’attache à la cité pour une raison analogue à celle qui fait aimer leurs pays aux habitants des montagnes: chez eux la patrie a des traits marqués et caractéristiques; elle a plus de physionomie qu’ailleurs».
L’autarcie de la cité ne pouvait, certes, celer sa dépendance, l’absence frustrante de souveraineté ; mais obéir à l’empereur romain, pour les notables municipaux, n’était pas semblable à une soumission, à l’assujettissement à une puissance étrangère. Ils pouvaient être farouchement attachés à leur petite patrie et, en même temps, fidèles inconditionnellement au pouvoir impérial, fiers de leur citoyenneté romaine. Dans la pensée politique d’Aristote, étudiée par Hermann Rehm, note Veyne, l’autarcie est le seul vrai critère de l’Etat ; l’idéal de l’Etat aristotélicien demeure, sans doute, l’indépendance, la souveraineté, mais celle-ci découle de son autarcie : autonome, la cité se suffit et dispose d’une individualité accomplie.
Bien avant l’instauration de l’Empire romain, l’heure de la décadence avait sonné, dès l’époque hellénistique, pour les «cités-Etats». Faibles ou puissantes, elles ne pouvaient rivaliser avec les royaumes, dès que ceux-ci mettaient leur poids dans la balance ; l’ère de la souveraineté des cités était révolue, malgré leurs efforts de s’organiser en confédérations pour conserver quelque importance. En tant qu’entités autarciques, par contre, les cités commencèrent à proliférer dès cette époque et à prospérer plus que jamais sous l’Empire romain ; gagné par une urbanisation généralisée, l’ensemble du monde romain vécut désormais sous le régime de l’autorité locale. «Pendant un demi-millénaire (écrit Veyne), l’existence de dizaines de millions d’hommes s’est résumée ainsi : soumission résignée aux puissances lointaines qui dirigent le royaume ou l’empire, intérêt passionné pour les affaires de la cité».
Ammar Mahjoubi