Jean Daniel, le Tunisien, par Guy Sitbon
Il avait fait de la Tunisie sa seconde patrie. Dès qu’il trouvait un créneau de liberté dans son agenda surchargé, d’un saut il se retrouvait à Sidi bou Saïd, plus précisément au Dar Saïd où l’attendait sa chambre attitrée aux triples fenêtres en moucharabia donnant sur le Golfe.
Sidi Bou, en ce tout début des années 60, n’avait pas grand’chose de commun avec le charmant village touristique qu’il est devenu aujourd’hui. Sa rue principale était à peu près déserte. En lieu et place des actuelles boutiques de souvenirs, se prélassaient échoppes de bouchers, marchands de légume, épiciers ronronnant une bonne partie de la journée. Hormis quelques maisons habitées par une aristocratie millénaire, la plupart des maisonnettes suintaient d’une digne indigence non moins antique.
Correspondant du Monde, je crois bien avoir été le premier journaliste à m’y établir dans une maison dotée d’une large terrasse à l’aplomb de la falaise proche de l’actuel Café des Délices. Mon ami Jean Daniel prit ses habitudes à l’hôtel. Le sociologue et romancier Jean Duvignaud nous rejoignit avec son épouse puis le journaliste du New York Times Thomas Brady. Suivirent Arslan Humbaracchi, un ex-communiste turc correspondant de The Economist, Andrew Boroviek pour l’Associated Press, Josette Alia et Raouf Ben Brahem. Les peintres Jalel Ben Abdallah et Hedi Turki y résidaient déjà depuis belle lurette. Quelques diplomates britanniques et grecs nous rejoignirent et tout ce petit monde formait famille, tribu, confrérie sous l’ascendant souverain de Jean Daniel, notre maître à tous.
Jean avant de créer le Nouvel Observateur s’exprimait dans L’Express où il s’était imposé comme le meilleur connaisseur du Maghreb. Proche de Bourguiba et du tout jeune Béji Caïd Essebsi, de Béchir ben Yahmed et de l’imposant Mohammed Masmoudi, de Hédi Nouira et de Taieb Mehiri, rien ne se tramait en ville sans qu’il en soit partie prenante. Ses articles, soigneusement lus et relus, formaient le point de départ de toute réflexion sur les événements du moment.
En vérité, les raisons professionnelles de sa présence à Tunis finirent par passer au second plan. Son bonheur, il le trouvait sur les plages de Gammarth, au restaurant Chez Slah, sur les marches du Café des Nattes de Sidi Bou où, à la nuit tombée, sous la direction d’un cheikh jovial, nous nous asseyons dans l’obscurité pour chanter en chœur du malouf. Chouchana ya Chouchana avait été élevé au rang d’hymne de la confrérie.
Devenu fondateur et directeur du Nouvel Observateur, il ne revint plus à Tunis que pour le plaisir d’y vivre. Son Algérie natale partie en fumée révolutionnaire, c’est en Tunisie, auprès de ses amis, ses frères de cœur et de combat, qu’il retrouvait le parfum et la musique de sa Méditerranée tant aimée. Il nous a quitté hier dans sa centième année. Allah yerhamou.
Guy Sitbon
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