Jean Daniel nous quitte : Pourquoi est-il si difficile pour nos chroniqueurs de dire « je ne sais pas » ?
La mort de Jean Daniel, le fondateur du Novel Observateur (devenu L'Obs) plonge en deuil ses amis en France et dans le monde. Plus particulièrement en Tunisie où il avait été témoin des premières années de l'indépendance, de la guerre de BIzerte en 1961 où il fut gravement touché, et des dernières années de Bourguiba placé en "résidence gardée" à Monastir après sa déposotion en 1987. Notre confrère Hédi Bèhi lui avait consacré il y a quelques mois un Billet qui mérite relecture aujourd'hui.
«Peut-être sommes-nous en train de vivre l’époque où l’on doit, où l’on devrait à tout moment dire « je ne sais pas». Que l’on nous demande notre avis sur la proximité d’une nouvelle guerre mondiale ou sur les mérites comparés de Donald Trump et de Marine Le Pen, la réponse qui s’impose, c’est que l’on ne sait pas ».
Ces lignes sont extraites d'un éditorial de Jean Daniel intitulé «Je ne sais pas».Voilà un homme qui a incarné pour ma génération une certaine idée du journalisme, autrement dit, la rigueur, l'objectivité, le souci constant de s'effacer derrière son sujet et une grande modestie. Devant la complexité du contexte actuel, marqué par l'émergence de figures politiques hors partis, la montée du terrorisme dans le monde et l’accélération de l’histoire qui ne permet pas d'avoir le recul nécessaire pour comprendre, puis juger à bon escient, on ne peut que comprendre les scrupules qui le tourmentent.
Doyen d’âge des journalistes français, puisqu’il est aujourd’hui quasi centenaire (il a bouclé ses 99 ans le 21 juillet 2019 ), il se prévaut d'une carrière qui s'étale sur 70 ans au cours de laquelle Il a sillonné la planète de long en large, connu les grands de ce monde qui n'hésitaient pas à le consulter sur certains dossiers épineux, couvert la plupart des grands évènements qui ont marqué le XXe siècle y compris les évènements de Bizerte en 1961 où il avait échappé de peu à la mort, écrit et lu sur tous les sujets. Pourtant, il s'avoue incapable parfois de saisir les changements drastiques que notre planète a connus ces dernières années.
On dit que le vrai talent est consubstantiel à la modestie. De fait, l'aveu de Jean Daniel sonne comme un message d'humilité dont seuls les grands esprits comme lui sont capables. Cela devrait faire l'effet d'un choc salutaire. Malheureusement, par orgueil, certains chroniqueurs continuent de jouer imperturbablement au «Monsieur-qui-sait-tout» comme s'ils avaient la science infuse, qu'il s'agisse de la situation intérieure ou de l'actualité internationale. Ils poussent l'outrecuidance jusqu'à émettre des jugements péremptoires sur des sujets qu'ils ne maîtrisent pas ou pas assez, prisonniers qu'ils sont de l'image qu'ils se sont donné de journaliste omniscient. C'est dire qu'il ne faut pas compter sur eux pour prononcer la phrase fatidique : «je ne sais pas». Pourtant,ils seraient bien inspirés de suivre l'exemple de Jean Daniel d'autant plus qu'ils pratiquent un métier où la modestie doit être une vertu cardinale, où plus on sait, plus on prend conscience de ses lacunes.
Hedi Béhi
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