Abdelaziz Kacem - Tunisie: La pièce de rechange inappropriée
Méthodiquement, le monde s’encanaille. Le Nouvel ordre, régulièrement mis à jour, s’y emploie. Ce glissement vers l’avilissement atteint d’abord les grands. Il s’accentue, grâce aux réseaux sociaux, domaine privilégié des algarades outre-Atlantique, mais il ne date pas du «Deal du siècle». Déjà dans son roman philosophique, L’Homme qui rit, Victor Hugo assène: «L'encanaillement, prélude aristocratique, commençait ce que la révolution devait achever». Ainsi va le monde.
Laissons de côté cet Orient compliqué, aujourd’hui, en pleine déliquescence. L’Occident confirme son déclin annoncé, il y a juste un siècle, par Oswald Spengler : Il est de plus en plus civilisé et de moins en moins cultivé. De ce processus, apparemment irréversible, résultent d’énormes dégâts. Le logos et, plus particulièrement, les mots, le style en sont les victimes les plus emblématiques. Or le style est l’homme même. Cette définition forgée par un naturaliste insigne, Buffon, qui s’y connaissait en histoire de la terre et du vivant, est plus profonde qu’il n’y paraît. Sous diverses reformulations, elle devient plus péremptoire : le style, c’est l’homme. Sans style, que resterait-il de l’homme? Comment garder son style dans un monde sans panache?
Nous autres, les ouvriers du vocable, les forçats du verbe, nous, qui avons vécu chez nous, chez le voisin, sur bien des continents, le charisme des chefs, le génie des bâtisseurs, quelle faute avons-nous commise, quelle malédiction avons-nous méritée, pour nous trouver réduits à ronger nos mors et à maudire le destin sensé nous avoir entouré de tant de médiocrités.
Hier soir, j’étais chez un ami. D’autres ami(e)s étaient là. Inévitablement, nos bavardages se concentraient sur la situation alarmante du pays. C’est foutu, disaient les uns, l’entreprise TUNISIE n’est pas loin de déposer le bilan; les autres parlaient de régression positive, il est des moments où les nations confrontées à leurs échecs, retrouvent les ressorts de leur essor. N’ayant aucune prise sur les événements, nous en grincions des dents et, le comique n’étant pas absent, nous en riions aussi.
Parmi les présents, un homme, taiseux et d’apparence modeste, fit une réflexion inattendue : «Toutes ces maldonnes proviennent de la pièce de rechange inappropriée. Quand vous placez la pièce inadéquate dans un moteur toussotant, elle finit immanquablement par casser les bonnes qui restent». Ce constat mécanique, érigé en postulat politico-philosophique, nous a quelque peu ébahis. Son auteur est un mécanicien automobile égaré dans notre soirée d’intellos. Il n’y a pas que les grands penseurs qui nous donnent à réfléchir. Le moteur Tunisie est en train de toussoter. Vérifions la justesse, la concordance des accessoires que nous y introduisons. Là où il faut un mécanicien pour prescrire la pièce qu’il faut, il convient de cadenasser les urnes.
Que peuvent les anciens? Les cérémonies organisées, de temps à autre, par des instances professionnelles et au cours desquelles sont honorés les vétérans, pionniers de la République, sont chose louable. Elles expriment une reconnaissance et relient les générations. Les commentant, une amie, éminente universitaire de son état, m’écrivait: «Ces profils-là, il ne faut pas se contenter de leur offrir des médailles, il faut les faire participer à la vie active et aux décisions concernant la culture, c'est la meilleure décoration!» Excellente suggestion, d’autant que l’un des aspects tragiques du sous-développement, c’est quand l’État se montre incapable de profiter des hautes compétences de ses enfants. C’est, alors, la fuite des cerveaux, pour les uns, la posture de celui qui regarde passer le train, pour les autres. Et si, d’aventure, un ancien cadre est tiré de sa retraite, il risque, à présent, d’être remercié de la manière la plus ingrate et la plus humiliante.
Epiloguant sur les raisons de la brutale, l’incompréhensible, l’outrageante éviction de notre éminent Représentant auprès des Nations Unies, l’ambassadeur Moncef Baati, l’un des présents, évoquant la justice immanente, conclura: La petite histoire grouille de limogeurs limogés et d’arroseurs arrosés.
Tragique, pour ma part, je pensai à Shakespeare et me revint une bribe significative d’une tirade d’Hamlet: «Laissons faire, car là est l'amusement: faire sauter l'ingénieur par son propre pétard!» De tels ingénieurs du malheur, notre classe politique actuelle n’en manque pas. Prêtons l’oreille aux déflagrations inéluctables. Dieu sauve la Tunisie!
Abdelaziz Kacem