Rafik Darragi: le patrimoine national, ce thème cher à Abdelwahab Amich (Album Photos)
Parmi les œuvres emblématiques du peintre tunisien Abdelwahab Amich, acquises par le Ministère de la culture, figure ‘Les Brodeuses’, un canevas, immense tache blanche au centre de la toile, parmi un enchevêtrement délicat de lignes et de formes géométriques, d’une extraordinaire harmonie chromatique, où deux silhouettes féminines sont penchées délicatement sur leur métier. Or selon les mots du peintre, ce tableau, qui a obtenu la Médaille de bronze au Salon Art en Capital 2006 à Paris, «représente au Salon une des facettes de la Tunisie. J’ai toujours, ajoute-il, exposé dans ce Salon, et comme les fois précédentes, il s’agit d’un thème qui m’est cher, un hommage au travail manuel, comme ‘Couple aux champs’, ‘la Pêche au thon’, ‘Les Bijoutiers de Djerba’… - Pour moi, l’artisanat symbolise une facette importante de mon pays».
Effectivement, toute l’œuvre figurative de ce peintre constitue un hommage à celles et à ceux qui travaillent la terre mais aussi, aux pêcheurs, aux musiciens, aux artisans de la Médina, où il est né. Observer leurs gestes, saisir leurs attitudes et l’atmosphère de leurs ateliers, tout ce que l’artiste se remémore pour les peindre. De son propre aveu: «Je travaille avec la mémoire», celle qui le ramène à son enfance, celle des gestes, des hommes - entre autres le célèbre Khémaïs Tarnane- et des lumières où ils ont vécu.
Cette omniprésence du patrimoine national et cette manière de peindre sont restées immuables. Déjà en mai 1983, Mondher Ben Miled écrivait dans Les Cahiers de la peinture n° 152,à propos du tableau ‘Les tisseuses’, exposé au Salon des Artistes Français, au Grand Palais, à Paris:
«Il y a longtemps qu’Amich est attaché à la décomposition constructiviste de l’espace pictural. Il l’utilisait jusqu’ici comme une sorte de treillis de vitrail pour y inscrire des personnages en activité représentatifs, soit de métiers de la tradition artisanale, soit de dominantes culturelles traditionnelles (ex: la musique au luth). Quoique constructiviste, son espace ne résistait pas à la force attractive folklorique du sujet, et ses œuvres avaient en conséquence une résonance nostalgique…».
Ce critiquesait de quoi il parle mais il ignore la modestie naturelle de ce peintre. Toujours dans les Cahiers de la peinture, mais cette fois, en avril 1984, après avoir brièvement évoqué les toiles que Abdelwahab Amich comptait présenter cette année-là, ‘Les Fleuristes’au Salon des Indépendants et ‘La pêche’, au Salon des Artistes Français, au Grand palais, il écrit :
«Nous savons que l’ambassadeur de Tunisie à Paris a exprimé à Amich son accord de principe pour apporter un soutien moral et matériel en faveur de l’exposition de ces œuvres dont l’auteur chante et poétise la vie industrieuse de son pays natal. Nous souhaitons vivement la réalisation de ce projet qui rencontrera sans doute l’accueil chaleureux des Tunisiennes et Tunisiens vivant à Paris».
Malheureusement, cette proposition n’eut jamais de suite.
En juin 1986, à propos d’une exposition d’Amich à la Galerie Jean Camion, 8, rue des Beaux-Arts, à Paris, le critique français Robert Barret, écrivait:
«Plus d’un artiste s’est fourvoyé dans le folklore. Conquis il s’y engage, pénètre dans un monde-ornière et ne parvient pas à en sortir. Amich a évité l’enlisement. D’origine tunisienne, il a aimé les rites, les mœurs, les fêtes de son pays natal et, grâce à sa façon de recréer ce qui, pour lui, appartient au passé, il donne du folklore tunisien des images toute de sincérité, de pittoresque et, parfois de richesse. Un large coup de pinceau, une palette aux couleurs vigoureuses sans violence, une technique sans faille qui aboutit à la solidarité de la réalisation nous fait aimer le simple joueur de rebab, la bergère qui a fière allure en pleine montagne, le nattier moustachu accroupi devant son travail, les femmes au hammam, le bijoutier, le tapissier et le vendeur de jasmin. Une toile retient davantage que les autres. Amich a peint la jeune mariée, ses vêtements somptueux, son apparente timidité, la famille, les amies. Du charme se dégage de cette œuvre et lorsque le peintre aborde les aquarelles, le pinceau se fait léger et préfère suggérer plutôt que d’affirmer».
En janvier 1987 La Gazette Touristique de Tunisie, N° 27, écrivait:
«Quelles que soient les distorsions de la représentation, elle célèbre un rituel social. Le social l’emporte sur l’individu car l’intérêt du tableau est toujours réparti, partagé. Amich perçoit l’artisanat dans sa dimension collective à la différence de Zoubeir Turki qui individualise le travail artisan par tempérament.
Nous voyons déjà comment une option fondamentale peut différencier une représentation, y compris dans une thématique traditionnelle.
Cette thématique s’est imposée par imprégnation pendant l’enfance grâce à la fréquentation extasiée, mémorable des artisans de la Médina. Un fil nostalgique relie l’œuvre à cette période propice à l’observation minutieuse».
En avril 1988, la galerie Barme’s, située au 5 quai de Montebello,à Paris,ne tarit pas d’éloges à propos d’une exposition d’Abdelwahab Amich:
«C’est souvent dans l’exil que l’homme mesure les liens d’affection qui le rattachent à son pays… Et c’est dans l’exil que les racines se ramifient dans nos corps et dans nos esprits pour favoriser la germination d’images sublimées d’un monde familier devenu - par le mystère de l’éloignement - inaccessible. C’est qu’en quittant le pays, on emporte avec soi sa terre, ses maisons, ses rues, ses fenêtres, ses odeurs… Amich restitue la Tunisie dans son appartement parisien. Est-il vraiment exilé? Le doute est permis ! Au contraire il est bien plus enraciné dans sa Tunisie que des milliers de gens qui ne l’ont jamais quittée… Je pense qu’il faut parfois s’éloigner de ses amours pour mieux s’en approcher…Les toiles d’Amich racontent la Tunisie et ses traditions, la Tunisie et ses fêtes, la Tunisie et ses métiers … sa palette, riche et généreuse, emplit l’espace pictural d’une ferveur méditerranéenne aux multiples facettes. Tunisien aspirant également à l’Universel, Amich offre à travers les miroitements magiques de son alchimie géométrisée la synthèse de la tradition et de la modernité. Beau fruit du croisement de deux cultures (la culture française et la culture tunisienne), Amich représente un espoir de rencontre. Son émotion, fécondée par la mémoire d’une tradition et fortifiée par le travail de l’artiste se déverse sur le tableau à telle enseigne qu’il n’est plus besoin d’argumentation pour démontrer le talent. La sincérité de l’artiste le fait identifier au sujet : le voici devenu tisserand lorsqu’il peint à tisser, le voilà devenu pêcheur lorsqu’il peint la pêche au thon ou parfumeur lorsqu’il peint le souk des parfumeurs. C’est par son identification au sujet que Amich entre dans l’être de ses tableaux.
Une exposition pleine de lumières nostalgiques et de couleurs futuristes».
Ces quelques témoignages nous incitentà réitérer aujourd’hui notre appel aux autorités tunisiennes paru surle site de la revue Leaders du 27 janvier 2019 : (Le peintre Abdelwahab Amich: Un hommage national qui tarde) en espérant qu’il sera, cette fois, entendu:
«Aujourd’hui Abdelwahab Amich, né en 1932, est incontestablement le doyen des peintres tunisiens. Sa peinture souligne une coexistence de connotations culturelles anciennes et modernes témoignant à la fois d’une discipline et d’une certaine nostalgie. Or, toute culture étant une finalité qui guide nos faits et gestes dans la communauté et leur imprime le nœud relationnel caractéristique, la démarche de ce peintre tunisien, sa constante référence au patrimoine national, reste compréhensible. Bien qu’il soit établi à Paris depuis des décennies, il n’en est pas moins attaché à ses racines. L’homme a toujours fait honneur à son pays. Il ne peint plus, miné par la maladie. L’hommage national qui lui est dû, commence à tarder».
Rafik Darragi