Taoufik Habaieb: Détresse
Les Tunisiens sont-ils daltoniens ? Ne voient-ils pas tous ces clignotants en rouge qui menacent gravement la société? Suicides, mouvements sociaux et agressions de toutes sortes atteignent des niveaux records. Dans l’insouciance, la désinvolture et l’indifférence totale des pouvoirs publics.
Les indicateurs sont effarants : 268 cas de suicide, 9 091 actions de protestation, et plus de 100 000 plaintes d’agression et de violence, rien qu’en 2019. Ce ne sont là que les cas portés à la connaissance du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (Ftdes), et qui viennent d’être publiés dans trois rapports d’une rare pertinence. La réalité doit être beaucoup plus grave : au moins le triple, comme le signalent les rapporteurs eux-mêmes. Encore plus accablant, ce qui est, pour diverses raisons, tu, dans les cas de suicide, ce qui n’aboutit pas à une plainte en justice pour des agressions, et ce qui n’est pas dénombré en mouvements sociaux.
L’ampleur de ce désastre social durant l’année écoulée est au moins égale par rapport à l’année précédente. Parfois plus. L’explication est simple: persistance des mêmes facteurs déclencheurs, banalisation et indifférence. Comme si cela se passait sur une autre planète. Comme si nous n’étions pas tous concernés, tous responsables.
En y regardant de plus près, chaque aspect nous interpelle dans nos tréfonds. Les 268 cas de suicide recensés nous donnent des moyennes vertigineuses: 11 cas par gouvernorat, et 22 cas par mois. L’analyse régionale signale un pic hallucinant dans le gouvernorat de Kairouan (48 cas), et celle des tranches d’âge pointe les 26-35 ans qui déplore 96 suicides. Au total, si 203 suicidés sont de sexe masculin (76%), 65 autres sont de sexe féminin (24%). Le plus dramatique, ce sont les 43 enfants et préadolescents qui se sont délibérément donné la mort. Le mode choisi est encore plus édifiant : la pendaison vient en tête de liste (131 cas), suivie de l’immolation par le feu (74 cas). Le lieu du drame varie entre une place publique, un édifice public, un hôpital, une institution éducative et autres.
Les mouvements sociaux, au nombre de 9 091, s’effectuent à une moyenne de 25 actions par jour, soit 757 par mois, affectant les 24 régions du pays à un rythme moyen de 378 actions dans chaque gouvernorat. Si près de la moitié (4 198) sont spontanés et imprévisibles, les autres varient entre actions préparées et actions non organisées, ne relevant pas d’une structure établie. Au premier rang des mécanismes utilisés viennent les sit-in, marches, blocages des routes, barricades, intrusion dans des entreprises. Les acteurs sont des parents d’élèves, des activistes de la société civile, des habitants d’une même agglomération.
La violence ne fait que s’exacerber, prenant des formes d’agression encore plus dangereuses, perpétrées à triste parité par des individus (49%) ou en groupe (51%), n’épargnant ni les femmes ni les enfants. Dans ce registre aussi, Kairouan est en haut du classement avec 11.95%, suivie de Sousse. Une femme sur deux (47.6%) déclare avoir subi une agression au moins une fois dans sa vie. Les enfants continuent à être victimes d’agressions inacceptables. Des centaines de cas sont dénombrés, alors que la plupart sont tus. Parmi les cas identifiés (368 en 2018), plus de 50% des enfants victimes sont âgés de moins de 12 ans, et 11% parmi eux ont subi des agressions sexuelles.
Ce tableau macabre ne semble pas émouvoir la classe politique. Qui a cherché au moins à comprendre les racines profondes de ce mal endémique ? Qui s’est investi pour y parer ? La plupart de ceux qui nous gouvernent ne sont mus que par leurs querelles intestines, leur course à la conquête du pouvoir, et la satisfaction de leurs propres intérêts.
Expression de colère d’une société tunisienne en butte à des risques et des crises ininterrompues, rupture avec un pouvoir impotent, en déliquescence, et désespoir face à une logique de domination, ce climat de violence mine la Tunisie. Nourri par les discours haineux, les appels à la discrimination et au takfir, la diffamation et l’offense, il trouve un terreau fertile dans la dislocation de la famille, la démission des parents, l’obsolescence de l’école et un écosystème politique et social d’indifférence et d’égoïsme.
Ne vous demandez pas où germe et s’épanouit le populisme. Un pays en naufrage économique et financier, avec une guerre en Libye à nos portes, une société en détresse, et un peuple livré dans de larges franges à la précarité et l’exclusion s’y prête tout à fait. La démocratie et la liberté chèrement acquises n’ont de valeur que si elles s’attaquent à ces redoutables dangers.
Qui en est conscient ?
Taoufik Habaieb