Azza Filali - Formation du nouveau gouvernement: un air de déjà vu!
Nous voilà repartis pour un mois. A charge pour M. Elyès Fakhfakh, de nous concocter, dans l’intervalle, un programme de travail et un gouvernement chargé de l’exécuter. Pourquoi faut-il, alors, que nous soyons assaillis par un sentiment de déjà vu, lassant et amer, devant un spectacle qui, peu à peu, s’identifie à tous les spectacles précédents…
Voilà que le nouveau chef du gouvernement coche, une à une les cases de son parcours du combattant: d’abord le programme du gouvernement, jailli le mardi 28 Janvier. Un opuscule comptant une liste d’objectifs et faisant office de charte d’accord préalable entre les partis. Toutefois, cette liste, examinée par un regard bienveillant, s’avère être une succession de «désirata», communs à tous lescitoyens de bonne volonté. Des objectifs généraux, sans aucune précision quant aux modalités de réalisation. En somme, une compilation de vœux pieux, sans calendrier, ni détails pratiques. Bien sûr, nous souhaitons tous relancer la croissance, restructurer nos entreprises publiques, réduire la dette extérieure. Mais,l’essentiel est de nous dire comment cela va être obtenu : présenter la manière, le mode d’emploi… A quoi sert un programme si le «que faire», n’est pas couplé à un « comment faire » ? Ainsi, par exemple, la restructuration des entreprises publiques appelle immédiatement une question: où trouver les fonds? Quel plan d’assainissement du personnel adopter ? Quelles mesures concrètesmettre en place pour couper court à la bureaucratie et son ombre fidèle, la corruption?
Autre chose: à ce programme manquent totalement les données chiffrées: pas d’estimation du taux de croissance pour 2020, pas de chiffre prévoyant le taux annuel de résorption des 650.000 chômeurs qui attendent. Pas de proposition concrète quant aux modalités de négociations avec le FMI, et la banque mondiale… En définitive, nous voici devant une liste de buts, très honorables, mais absolument abstraits… Bien plus, ce programme inclut six objectifs prioritaires, pour lesquels des «task force» (plus banalement des commissions…) interministériels doivent être constitués pour accélérer les réformes. Accélérer, nous le voulons tous ; là encore, le programme ne dit pas un mot quant à la manière. De plus, cette liste de priorités aurait gagné à inclure des problèmes auxquels le tunisien est particulièrement sensible: le pouvoir d’achat des citoyens, les difficultés rencontrées par le secteur agricole, domaine vital pour la Tunisie et les tunisiens. Ces deux seuls secteurs auraient valorisé le programme entier, si on s’était penché sur eux et qu’on avait, au moins, esquissé les moyens de les améliorer.
Si l’on aborde les hautes sphères de l’exigence citoyenne, une autreremarque doit être formulée, essentielle: ce programme, comme ceux qui l’ont précédé, est pareil à l’écume sur une vague. Or,l’écume n’est rien sans la vague qui la porte. Et un programme n’est rien sans le dessein, le projet de société qui le sous-tend.Après les grands choix politiques et sociaux, mis en place par Bourguiba, au lendemain de l’indépendance, aucun de nos dirigeants successifs n’a su (ou pu) fixer au pays un cap nouveau, un modèle sociétal différent. De ce fait, l’ossature de la société n’a quasiment pas changé. Qu’on ne vienne donc pas se plaindre si nos institutions publiques fonctionnent encore, comme en 1960 !
Mais, leshautes exigences citoyennes ne sont pas au programme.Plus prosaïquement, ce gouvernement en voie de constitution, souffre déjà de problèmes «d’identité». Ce n’est pas le gouvernement du président, celui-ci a pris soin de le préciser. Toutefois, Elyès Fakhfakh a décidé de ne collaborer qu’avec les partis ayant élu Kais Saied au second tour. Il a, de ce fait, débuté son travail par un schisme politique, touchant essentiellement le parti Kalb Tounès. Ce n’est donc pas un gouvernement d’union nationale. En vérité, on est loin de l’union nationale: les partis cooptés par le chef du gouvernement (depuis Ettayar, jusqu’à Tahya Tounés) sont aux antipodes les uns des autres, sans compter qu’ils ne s’accordent même pas pour pratiquer cette politique d’exclusion. Ainsi, Ennahdha, mécontente de l’obédience excessive d’Elyès Fakhfakh à l’égard du président,est très vite arrivée aux menaces et brandit la perspective d’un changement ponctuel de la loi électorale (touchant uniquement le seuil des 5%), changement qui serait à son avantage,en cas de dissolution du parlement et d’électionslégislatives anticipées. Mais, ces élections sont très improbables quand on connaît l’attachement forcené des élus à leur sièges…
En somme, le gouvernement demeure sans identité précise. Mais la charte, appelée «programme» etfort joliment intitulée: «clarté et retour de confiance» sera, quand même, adoptée par les partis, partenaires du chef du gouvernement désigné. Dès lors, le choix des personnes commencera et on entrera dans le vif du sujet!
Il s’agit de trouver vingt-sept noms, vingt-sept personnes qui devront concilier deux qualités : satisfaire les partis et attester d’une compétence à l’égard du portefeuille qui leur sera assigné. En resserrant son gouvernement, Mr Fakhfakh s’est encore plus compliqué la tâche : comment distribuer les ministères de façon à avoir l’agrément des partis, et en même temps nommer la bonne personne au bon poste ? Comment désigner, aux ministères de la justice et de l’intérieur, des individus intègres et indépendants (si tant est qu’ils existent) et, en même temps, obtenir l’approbation du parti Ennahdha ? Comme à l’accoutumée, l’exercice est périlleux et les pressions exercées sur le chef du gouvernement iront en s’amplifiant, de sorte qu’il sera bientôt submergé par la nécessité de satisfaire tous ses partenaires, plus que par l’exigence de nommer des ministres compétents et non soumis à tel ou tel parti. Bientôt, les tractations, (sur la table et sous la table), vont faire rage ; les marchandages deviendront âpres et les partis, frustrés par des attributions de postes « insuffisantes », brandiront le spectre de leur défection, le jour du vote du gouvernement à l’assemblée. Et le chef du gouvernement proposé, sera amené à jongler, tel un équilibriste sur un fil tendu, afin de faire plaisir à « celui-ci » sans trop se mettre à dos «celui-là» …
C’est ainsi qu’au fil des jours, les considérations sur le programme, comme sur la valeur intrinsèque des candidats au gouvernement, iront en s’amenuisant. En revanche, toutes les préoccupations (à Dar Edhiafa, tout comme dans les médias) se focaliseront sur le choix des hommes et des femmes à nommer. Le choix des personnes apparaît, en définitive, comme le véritable enjeu de ce marathon du mois de janvier. Et même si, au départ, M. Fakhfakh avait d’autres intentions, il se retrouve à investir toute son énergie dans un choix où il s’agira de satisfaire le plus de partis possibles. De façon sournoise, la démarche du chef du gouvernement, sera détournée vers la répartition du pouvoir entre personnes, avec ce que cette répartition véhicule comme sombres histoires d’egos et d’intérêts… Dès lors, qui pense encore à faire le bien du pays, lorsque toutes les énergies sont mobilisées pour faire plaisir aux partis? Et même si bien des choses semblent distinguer Mr Fakhfakh de Mr Jomli, ils se retrouvent tous deux, avec des noms plein la tête, et croulant sous les pressions contraires des partis et des organisations nationales.
Pour choisir, il faut être libre. Quel degré de liberté accorde-t-on à ce chef du gouvernement qui s’évertue à faire un parcours sans faute : bien passer son examen devant l’ARP, et conquérir la Kasbah ? Autant d’objectifs qui ont un prix. Mais, lorsque les objectifs coûtent cher, on oublie souvent ses bonnes intentions…
Azza Filali