Azza Filali - Partis politiques : entre faiblesse structurelle et mise au ban par la présidence de la république
Depuis les résultats des dernières élections, la vie politique de notre pays est marquée par un chaos et une incohérence inégalés. A eux seuls, les trois derniers mois ont démontré les anomalies profondes qui affectent notre mode de gouvernance. Dans l’absolu, le système parlementaire est actuellement l’option la plus sécurisante pour la Tunisie. Vous imaginez ce que deviendrait le pays, si un seul homme, en proie à des rêves d’un autre âge,détenait le pouvoir absolu ? Les dernières années de Bourguiba, puis le long règne de Ben Ali, nous ont suffisamment convaincu du danger que représenterait le retour au régime présidentiel... Nous sommes désormais vaccinés. Autant de raisons pour tenter de sauver un système parlementaire qui souffre aujourd’hui d’anomalies, tant au niveau des structures que des individus.
Première structure à revoir: les partis politiques. Des groupes où tout est bancal, aussi bien la forme que le fond. L’émiettement de ces partis, tant décrié, ne reflète pas seulement les avatars de la loi électorale ; il atteste aussi de l’immaturité politique de la majorité de nos élus.Le plus souvent, chacun va où ses intérêts l’appellent. On intègre un parti, comme on s’abonne à une salle de sport. Sans nécessité de conviction. Or, un régime parlementaire exige des partis forts, c’est à dire homogènes, sous-tendus par une idéologie précise et clairement revendiquée. Hélas, que voyons-nous sous la coupole du Bardo? Si on excepte le parti du mouvement Ennahdha, et hormis Ettayar, Echaab, et le PDL, qui se revendiquent d’une idéologie relativement précise, tous les autresvoguent, à marée basse, dans un courant moderno-centriste, flou à souhait, etautorisant toutes les «extensions de principes». On ne constitue pas un parti politique, sur un coup de tête, comme on organise une réunion entre amis. Un parti n’est pas une association destinée à faire fructifier les intérêts d’un groupe de «partenaires». Or, malheureusement, la plupart de nos partis, ont eu une naissance «improvisée», sans programme ni préparation préalables. D’où une faiblesse structurelle qui fragilise tout l’édifice de gouvernance. Cela sans compter les hommes et femmes de ces partis. Pour qui a pris la peine de suivre les interventions des députés lors de la soumission du gouvernement Jomli au parlement, force est de constater, qu’en dehors de quelques individualités remarquables,la majorité de nos élus affichent une absence poignante de culture économique et politique, (de culture tout court). On ne construit pas un parti avec des individualités de cet acabit, juste soucieuses de s’insulter mutuellement ou de déblatérer sur des points de détail.
Actuellement, le parti le plus mal en point est incontestablement le mouvement Ennahdha. La roublardise de ses ténors, les a incités, en 2016, à déclarer Ennahdha parti laïque. Simple effet d’annonce qui ne modifie en rien le fondement religieux et traditionnaliste du mouvement. Mais, les erreurs de gouvernance de ce parti depuis 2011 et les scandales financiers ayant rattrapé sa classe dirigeante, ont grandement érodé le socle électoral d’Ennahdha; la dernière défaite en date étant la gifle, donnée par l’assemblée, à travers son refus du gouvernement Jomli. Tout ceci est aggravé par les fractures au sein d’Ennahdha ainsi que par la perspective, largement dénoncée par la majorité des Nahdhaouis, d’une troisième reconduction de Rached Ghanouchi, à la tête du parti.
Autre faille qui malmène notre mode de gouvernance: la présidence de la république et la politique qu’elle a menée jusque-là.Lorsqu’on analyse le mode de gouvernance présidentiel, il est difficile de distinguer le fond de la forme. Pour ce qui est de la forme, celle-ci a jusque-là été marquée par une absence d’initiative présidentielle confinant à l’inertie, et par un mode de communication pour le moins décevant, tant au plan intérieur, qu’au niveau diplomatique, international. A l’égard des tunisiens ayant voté pour lui, le président s’est montré avare en apparitions publiques, tout comme en déclarations aux citoyens ; ceci alors que le pays est en proie à un désarroi particulièrement profond. Même en l’absence d’un gouvernement constitué, le président dispose d’une capacité d’initiative que nul ne saurait lui contester. Où était-il donc, le jour où un bus a basculé dans un ravin à Amdoun, tuant trente jeunes tunisiens ?Pourquoi ne s’est-il pas adressé, le soir même, aux tunisiens ? Qu’ils sentent au moins une présence, consciente et effective à leurs côtés ! Pourtant, trois millions d’électeurs ont voté pour cet homme éloigné des partis et des jeux politiques.Selon la « version officielle » encore en vigueur, c’est l’approche tranquille et simple du candidat Saied, sa disponibilité, et sa proximité avec les citoyens qui ont séduit des électeurs désireux de sanctionner une classe dirigeante ayant tourné le dos au peuple, et n’ayant pas tenu ses promesses électorales.
Malheureusement, le populisme dont on a taxé le comportement du candidat Saied, semble poursuivre l’homme, devenu président. Cette approche politique qui oppose le peuple, paré de toutes les vertus, et ses élites politiques corrompues et stériles, explique la méfiance, voire l’hostilité du président à l’égard des partis politiques. Mr Saied est partisan d’une « démocratie directe » impliquant le rejet des « corps intermédiaires», qui structurent l’état et supposant l’octroi des décisions politiques au peuple et non à des élites qui «parlent et n’agissent pas».
Cet idéal, qui a largement fait la preuve de son échec dans d’autres régimes, continue d’habiter notre président. Alors qu’il n’était encore que candidat, il avait proclamé la nécessité de réformer la constitution, d’assoir un pouvoir régional, avec des compétences locales prenant, sur place, les décisions adéquates. Aujourd’hui que Mr Saied est président, voici les mêmes propos, repris par son frère, Naoufel Saied, tout comme par un de ses proches, le prénommé «Ridha Lénine». Si M. Naoufel Saied parle au nom du président, la chose est grave et fleure le népotisme. S’il exprime une opinion personnelle, il transgresse le devoir de réserve auquel l’astreint sa parenté avec le chef de l’état. Quelle que soit la raison, ce genre de déclarations est grave et on devrait y mettre un terme.
Ce populisme, avec son lot de méfiance à l’égard des «corps institués de l’état»,est sans doute la raison des relations distantes et dénuées de tout dialogue que le président a instauré avec les partis politiques. Que ces partis en viennent, le 16 janvier au soir, à déposer leurs listes de candidats à la présidence du gouvernement, auprès d’un garde, posté devant une guérite, à la porte d’un palais fermé, voilà qui en dit long sur la quasi-rupture entre le président de la république et les partis politiques de son pays.Une situation qui risque de peser sur l’action du futur chef de gouvernement et d’entraver l’entente entre les trois têtes du pouvoir.
Bien des inconnues persistent encore quant à l’avenir de nos partis politiques et à leur propension à mûrir, en structures et en adhérents. L’avenir nous dira si les relations entre partis et présidence de la république vont demeurer aussi distantes et stériles. En somme, notre système politique est à la croisée des chemins. Souhaitons-lui de bien choisir sa route. Au bout de la route, le pays attend…
Azza Filali
- Ecrire un commentaire
- Commenter