Riadh Zghal: Quand la démocratie prend racine à la base sociale
Au début du mois de décembre dernier, j’ai contribué à trois évènements où l’on a débattu de questions brûlantes: la fuite des cerveaux, l’égalité de genre en matière d’emploi et de travail décent, et enfin la responsabilité sociétale des entreprises et des organisations dans les délégations défavorisées. Trois thématiques on ne peut plus collées aux clameurs de la révolte et à la faillite des gouvernements successifs à satisfaire une demande sociale. Les politiques adoptées depuis 2011 ont plutôt favorisé la dégradation d’une situation qui était déjà critique. En témoigne la chute de la croissance du PNB qui a débuté en 2008 (6,3% en 2007, 4,5% en 2008, 2,6% en 2010) et qui s’est effondrée depuis 2011 (-1,9% en 2011, 1,1% en 2015, 1,9% en 2017, 1,5% en 2019 ).
Il ressort des riches débats qui ont marqué ces trois évènements une note de désespoir de voir arriver un Etat salvateur. On a alors parlé de certains qui ont choisi de fuir le pays d’autant qu’il s’agit de compétences tant sollicitées par le Vieux continent en manque de médecins, d’ingénieurs, d’informaticiens. Contrairement à ce que l’on croit communément, il a été souligné que la fuite des cerveaux n’est pas motivée uniquement par la recherche d’un salaire meilleur mais aussi et surtout, pour certains, par le besoin de s’épanouir, d’exercer ses talents dans des métiers indisponibles dans le pays, en un mot de se réaliser grâce à un meilleur contexte de travail, une autre gouvernance qui ouvre des perspectives et permet une mobilité tant recherchée par les jeunes d’aujourd’hui.
Ceux qui sont tentés par l’émigration ne sont pas les seuls à remettre en question un système de gestion orienté hiérarchie plutôt que gestion de la connaissance. Des femmes et des hommes -certains ont eu une expérience à l’étranger, d’autres non - ont choisi de créer leur propre entreprise technologique, emploient des dizaines, voire des centaines d’ingénieurs et autres compétences et innovent dans les modèles d’affaires et de gestion des compétences pour les retenir et les développer. L’un d’eux affirme que son souci c’est de créer un environnement de travail où le collaborateur trouve son bonheur, ce qui décourage l’émigration qui reste malgré tout une souffrance, un pis-aller, un saut dans l’inconnu.
Quant aux femmes, même si globalement elles sont victimes d’inégalité de genre devant l’emploi et la rémunération en plus d’autres formes de violence économique, cela ne les a pas empêchées de s’investir dans la formation et dans le travail même à domicile et dans le secteur informel à faible valeur ajoutée. Aujourd’hui la proportion de femmes à l’université approche les 69%. Parallèlement, combien de femmes s’entassent dans des camions comme des bêtes pour aller travailler dans les champs pour un bas salaire ? Combien de filles en bas âge ou jeunes adultes sont forcées de travailler pour faire vivre leur famille ? Combien de mères de famille tissent, cousent, transforment des produits agricoles, façonnent des canouns (braséro) en argile pour que leurs enfants soient scolarisés et puissent éventuellement poursuivre leurs études à l’université ? Quelles que soient leurs conditions, les femmes travaillent et parce qu’elles travaillent, analphabètes ou non, elles détiennent un savoir et un savoir-faire qu’elles ont hérités, revisités, enrichis de leur expérience, de leur intelligence, et de tous les défis qu’elles ont relevés au quotidien. En effet, quand on est dans le besoin, on invente chaque jour les moyens de s’en sortir en exerçant son bon sens et son imagination. Tout cela n’apparaît pas dans les statistiques mais est révélé par des études et des projets ponctuels dont les résultats retiennent peu l’attention des décideurs.
Le dynamisme des femmes, particulièrement dans les zones défavorisées, émerge à travers l’activité associative. Certaines s’associent en groupement de développement agricole ou en société mutuelle de service agricole, d’autres en associations afin d’adresser un problème particulier de leur quartier ou de leur région. A l’occasion de la 7e conférence RSE/RSO de la Conect du 12 décembre dernier, des témoignages de femmes et d’hommes ont rendu compte des réalisations de ces ONG. C’est l’exemple de Hay Hlel où l’ONG a travaillé pour améliorer les conditions de travail des potières et les aider à créer davantage de valeur ajoutée, ou celui du village de Kesra perché au sud du gouvernorat de Siliana où un GDA de femmes soutenues par de jeunes diplômées créent des tapisseries branchées sur les nouvelles tendances et transforment des fruits locaux en confiture bio et un autre GDA, présidé par un homme, réalise des ouvrages d’infrastructure afin de stimuler une activité touristique dans une localité bien servie par la nature mais moins par les projets de développement. La rencontre RSE/RSO a également révélé un autre dynamisme venant de structures de gouvernement local. Une nouvelle génération de délégués jeunes, particulièrement au fait des particularités du contexte local où ils opèrent, engagent ou soutiennent selon les cas des projets initiés par des organisations de la société civile. Ils les informent, les aident à lever des fonds et les accompagnent dans la réalisation de leurs projets. D’autres délégués comme celui de Sidi Hassine qui a saisi l’opportunité d’un projet national relatif à la police de proximité pour favoriser les rencontres et les échanges entre les citoyens et la police, ce qui contribue à la réduction de la criminalité et du trafic de drogue. Il collabore en cela avec une organisation de défense des droits de l’homme.
De telles initiatives de différents bords sont le signe d’une dynamique souterraine qui est en train de réaliser des changements sur le terrain et de stimuler la création de richesse. Elle est le fait de la base et non du sommet. Tout se passe comme si la société civile réagissait à la défaillance de l’Etat et cherchait les moyens disponibles - ou à trouver- pour traiter ses propres problèmes. La fracture semble se creuser, non entre catégories sociales, mais entre les composantes de la société et l’Etat central.
Les structures administratives et de gouvernance locale peuvent intervenir pour combler un tel fossé. Le renforcement de la décentralisation au sens où ces agents bénéficient d’une large autonomie cadrée par des objectifs définis de manière participative peut être à l’origine d’un développement accéléré grâce à l’engagement et la synergie entre les différents acteurs sociaux. Ainsi au moment où les querelles politiciennes bloquent la croissance économique et l’amélioration des conditions de vie des citoyens, des signes apparaissent ici et là où ces derniers prennent des initiatives pour créer le changement.
Néanmoins, le rôle de l’Etat n’en reste pas moins crucial pour mettre le pays sur la trajectoire du progrès souhaité et consolider le processus démocratique. En s’interrogeant sur les chances du monde arabe d’accéder à la démocratie, l’éminent historien tunisien Hichem Djaït écrivait en 1989 «Nul doute qu’il y a une relation entre le mouvement civilisateur et le rayonnement du système politique par lequel il est porté et qu’il porte à son tour». En effet, on est porté à croire que la consolidation du processus démocratique en marche dans notre pays aussi bien par la base que par le sommet induit nécessairement des changements culturels et civilisationnels. En revanche, la dynamique de la base sociale, quelle que soit son importance pour l’entretien du processus démocratique, ne dispense pas d’institutions macroéconomiques et politiques qui établissent la stratégie nationale, tracent la voie des politiques à suivre, gèrent l’insertion éclairée du pays dans un contexte géopolitique en pleine effervescence, assurent la coordination entre les différentes composantes d’une société plurielle. Le tout local, comme le proclament certains, sans une vision globale et sans recul, n’est que myopie lourde de menaces pour l’intégrité nationale.
Riadh Zghal