Tunisie : Vote au-dessus d'un nid de coucou !
30 minutes de discours, 11 heures de débats, 2 heures de pause en tout et 5 minutes à peine pour voter… Voilà en quelques séquences, le vote cinglant qui a eu lieu le 10 janvier vers 23h10… Et qui a mis en branle bas de combats 217 députés sans compter leurs assistant(e)s, les intervenants extérieurs (par téléphone ou dans les coulisses), les cameramen, les journalistes, les observateurs…
Le roman burlesque de cette journée qui débuta à 9h45 pour se terminer à 23h15 pourra, un jour, inspirer une de nos réalisatrices, pour produire un film du genre « Vol au-dessus d’un nid de coucou » (roman de 1962, film 1975) ou du genre « La guerre des boutons » (roman de 1912, film de 1962)… Mais, je risque de recevoir, rien qu’en émettant cette suggestion, un « missile » de l’un des « élus » présents pour promotion de films « étrangers », parce que ce député exècre les « ministres » étrangers… Ce dérapage, lors d’un moment solennel observé par tant de Tunisiens et scruté par tant de nos partenaires diplomatiques, est passé comme une lettre à la poste… Comme un hors-sujet dans le cœur du sujet : le respect dû à l’autre n’est plus de mise chez nous. Impunité, intolérance, appel à la haine, des faits perçus comme ordinaires… Nos mœurs, nos valeurs, celles de notre religion, celles de notre société, sont déchiquetées en public…
La Tunisie, disaient en chœur les députés, était « à la croisée des chemins », « en panne », « au bord de la faillite »… Mais aucune ambulance n’est arrivée. Et ils ont tous voté – sauf 8 élus partis ailleurs par dégoût ou pour une autre raison – sans égard pour le sort de la Tunisie. Dont la situation risque de s’aggraver…
Contre toute attente, je n’ai pas vu de la tristesse dans les visages des députés, seule une lueur de désillusion dans ceux des membres du gouvernement pressentis. Ces derniers ont, compris à leurs dépens, qu’ils étaient « les dindons de la farce ».
Car les dés étaient pipés. Il a fallu tout le courage et l’obstination du Chef de gouvernement préposé, Habib Jemli, pour tenir le coup face aux insultes et aux infamies qui ont marqué ces onze heures de prises de parole débridée par une centaine de députés, chacun disposant selon son poids électoral de 3 minutes à 15 minutes pour s’exprimer déloyalement pour la plupart, loyalement et poliment pour certains !
Certains diront, c’est ça « la politique et ses risques », quand vous jouez avec le feu, vous risquez de vous brûler, n’est-ce pas ? Certes, mais la séance de « vote de confiance » a donné lieu à une mascarade : on n’était pas là pour apprécier un « gouvernement », mais pour s’étriper, attaquer, diffamer… J’étais surpris d’entendre le président de l’ARP parler, à l’issue des débats, de « Ors » (fête) de la démocratie… Que je déteste cette expression de « Ors » ! Les élections, le vote et la démocratie n’ont jamais été un « jeu » dans une arène, du moins dans un pays normalement constitué.
Digne, droit dans ses bottes, Habib Jemli lui a répondu : « j’ai fait mon devoir, j’ai ma conscience tranquille et ce n’est pas la fin du monde »… Ses ministres sont tous partis sans dire un mot, sur la pointe des pieds. J’espère qu’ils témoigneront – à froid - pour l’histoire de leur ressenti et de leur vécu pendant cette aventure qui a durée 40 jours.
La plupart des députés les ont accusés d’incompétence (sic), de pions entre les mains d’Ennahdha (re-sic), de corrompus (sans preuve) et j’en passe de ces balivernes politiciennes. Il y a un proverbe arabe illustre qui dit : « wa idha atatka madhallati min nékissin fa tilka achahadatou bi annani kamilou. ».
Je ne veux pas dire que tous les membres pressentis sont saints, loin de là, mais les débats sont descendus trop bas pour toucher à la dignité des gens. Les remontrances policées de l’un de ceux qui ont dirigé la séance (vice-président de l’ARP) étaient restées vaines…
Je voudrais me poser un instant sur l’intervention indigne du lieu (l’Assemblée des élus du peuple), et même de tout autre lieu, d’un « élu » que je ne nommerai pas par ignorance – on le reconnaitra. Le problème n’est pas sa personne, mais ce qui est sorti de sa bouche. En fustigeant les « étrangers » (membres du gouvernement présents à quelques mètres de lui), il a fustigé tous les Tunisiens bi-nationaux, il a porté même atteinte à l’esprit de la Constitution. « Je refuse les étrangers et je leur demande de quitter la salle au « nom du peuple tunisien ». En dénigrant, en particulier, un ministre courageux, « plus patriote que lui je meurs », un homme compétent qui a fait tant de bien au tourisme tunisien en 2019 et tant de bien notamment à toute la région du sud tunisien dont ce député prétend être originaire…
Mais de quel peuple parle-t-il ? De quel droit parle-t-il au « nom du peuple ». N’a-t’il pas honte de parler ainsi, lui qui a commencé en prononçant l’expression sacrée de « Bism’allah » ? Il se moque de qui, lui qui a voulu « marchander » son temps de parole pour obtenir 5 minutes, au lieu des 3 minutes auxquelles il avait droit…
Justement. Parlons de son élection dans la circonscription de Tunis 2 : il est passé avec seulement 7 631 voix sur un total de 164 552 voix, soit 4,63%. Le quotient électoral (QE) pour 1 siège s’élève à 20 569 voix. Il a pu bénéficier d’un siège grâce au rattrapage offert par le code électoral tunisien qui permet de répartir les sièges non attribués - après la première distribution (selon le QE) - à ceux qui ont le « plus fort reste » de voix. Dans cette deuxième catégorie, celle du « plus fort reste », sa liste est arrivée avant-dernière. Elle a été repêchée avec un ajout de 12 938 voix venant des listes perdantes, soit un bonus de 170%. Et il ose se pavaner « au nom du peuple » ?
Il n’a parlé que 3 minutes, assez pour semer son poison. Il disait qu’il était venu pour participer aux funérailles d’un « gouvernement mort-né »… Appelez-cela comme vous voudrez, mais, par pitié, ne mettez pas cela sur le dos de la politique ou de la liberté de parole ! Nous ne sommes pas dans la rue, mais dans l’enceinte qui fabrique nos lois et veille sur notre Constitution, laquelle prône la liberté de conscience (la foi), la coexistence et la tolérance entre les religions et les peuples. Relisez-là, monsieur le député.
Je parlerai, enfin, d’un autre député qui a eu la bassesse d’accuser Habib Jemli de corruption, voire d’abus de biens sociaux au profit de son épouse. Cet élu, de Gasfa, l’a été avec 9 923 voix (pour un QE de 14 264), il a été repêché grâce à la formule magique du « plus fort reste » et à la dispersion des voix sur pas moins de 70 listes locales… Habib Jemli, prétend-il, aurait intercédé, du temps où il était au gouvernement, en faveur de son épouse dans la cession d’une ferme étatique… C’est tellement gros que la camera a figé le visage de Jemli abasourdi et les gesticulations du député. Nous ne sommes pas sur Facebook. Mais bel et bien à l’Assemblée qui détient le pouvoir suprême de faire les lois et de les faire respecter. Pas le lieu de diffuser des mensonges après avoir prêté serment (ce que la loi appelle le « parjure »).
A la fin des débats, Habib Jemli, a répondu posément, froidement, à cette accusation en démentant catégoriquement les faits que le député lui a incriminé (sur quelle base, à la demande de qui ?).
L’avantage des élus est qu’ils peuvent diffamer en public un homme ou une femme en toute impunité… alors que c’est une affaire qui doit être jugée et punie selon le code pénal (art. 243). Le procureur de la République, lui-même, dans un pays normalement constitué, je le redis, peut (et doit) prendre l’affaire en mains, sans attendre un dépôt de plainte de la part de l’accusé. Mais nous sommes en Tunisie… Et la Justice s’est mise en mode « silencieux » selon les cas.
Ce n’est qu’un petit aperçu des débats qui n’ont jamais abordé à fond les questions qui se posent : le programme, les nombreux défis simultanés auxquels la Tunisie est confrontée : dettes, fiscalité, emploi, prix, pauvreté, blocages, grèves de la faim, protestations…
Le vote des députés est « purement » politique et sans appel : ils n’ont pas voté pour le gouvernement, mais contre Ennahdha. C’est leur droit. Mais il suffisait de le dire. Et de changer de sujet.
L’enjeu réel, et on le percevait tout au long de ces interventions, c’est le partage des portefeuilles ministériels : la plupart ont parlé de « gouvernement politique » pour refuser le « gouvernement de Jemli ». Mais tout gouvernement est par essence « politique ». Alors de quoi parlent-ils ? Ils veulent, vous l’avez compris, se partager les « 40 trésors » (comme chez Ali Baba), entre les divers partis d’une future coalition. C’est cela le nerf de la guéguerre « politique » qui a recommencé de plus belle le 11 janvier 2020.
Habib Jemli et son gouvernement ont été sacrifiés sur l’autel de la démocratie. Rached Ghannouchi, président du Parlement et en même temps leader d’Ennahdha, l’a remercié à la sortie en lui disant : « Vous avez permis à la Tunisie de vivre un moment démocratique exemplaire dans le monde arabe ». L’a-t-il dit avec sincérité ou ironie ? Ne le remerciait-il pas pour ses efforts ou pour son autodafé ? Seul Dieu le sait.
En tout cas, les « profiteurs » de ce vote de « non confiance » ont aussitôt – la nuit même – annoncé la couleur : une initiative (moubadara) entre cinq partis pour former le gouvernement suivant (l’un des cinq a déjà démenti sa participation). Les promoteurs – s’ils restent unis – partent avec un capital de 76 voix (et pas 92 comme prétendu).Il leur faut 109 au minimum, ils espèrent attirer de nouveaux alliés… Mais, l’affaire est maintenant entre les mains du Président de la République. D’ici le 21 janvier, il devrait choisir le deuxième « mouton » du sacrifice ou, s’il est sûr de son coup, le « bélier » de la victoire.
Seul souci, l’Etat tunisien est devant des échéances cruciales, économiques, financières, sociales, diplomatiques et sécuritaires (conflit libyen, relations avec la Turquie). Alors que le gouvernement actuel ne gère que les affaires courantes depuis quatre mois avec 7 portefeuilles vacants (confiés à des ministres par intérim): Défense, Affaires étrangères, Santé, Transport, Emploi et formation professionnelle, Domaines de l’Etat…
Samir Gharbi
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