News - 06.01.2020

Ridha Bergaoui: Et si on arrêtait d’exporter l’huile d’olive?

Ridha Bergaoui: Et si on arrête d’exporter l’huile d’olive?

La Tunisie connait cette année une production d’huile d’olive record estimée à 350 000T. La plus grande partie de cette production (80% environ) est destinée à l’exportation, soit 250 000T. Cette production importante a entrainé certaines difficultés de commercialisation qui se sont traduites par une chute impressionnante des prix et le mécontentement des agriculteurs face aux frais élevés de production et les très bas prix à la vente. Cette situation a justifié la tenue de toute une série de réunions au plus haut niveau de l’autorité du pays (les trois présidences: république, gouvernement et parlement) pour trouver des solutions de sortie de la crise et venir en aide à tous les intervenants de la filière. Il s’agit essentiellement d’absorber une partie de la production d’huile en accordant les crédits nécessaires à  l’Office de l’Huile pour prélever environ 30 000 Tonnes en attendant le démarrage de la campagne d’exportation (généralement à partir du mois de janvier) et d’encourager la consommation locale grâce à la pratique d’un prix de vente attractif (5,600D/l d’huile d’olive commercialisée dans les centres de l’Office).

D’après l’INS (enquête de consommation 2015), le Tunisien consomme en moyenne 25,7 kg d’huile/an  (dont 7,4 kg d’huile d’olive) soit une consommation totale d’huiles végétales de 310 000 tonnes. Ce qui correspond à peu prés à la production d’huile d’olive de cette année.  Ainsi on peut se demander s’il ne serait pas intéressant de limiter dorénavant  l’exportation de notre huile d’olive en réservant en priorité notre production à la consommation locale et de renoncer à l’importation des huiles végétales.

1- La consommation d’huile d’olive en Tunisie, une très vieille tradition

Jadis il n’y avait que l’huile d’olive et le tunisien était un gros consommateur de cette huile. On l’utilisait aussi bien pour la cuisine que pour les pâtisseries ou pour se soigner et également comme produit de soins du corps et des cheveux. Dans les années 70 les politiques ont décidé de faire de l’huile d’olive un produit d’export pour la rentrée de devises et la réduction du déficit de la balance commerciale surtout qu‘au niveau du marché mondial le prix de l’huile d’olive était assez intéressant. On a ainsi poussé le consommateur à utiliser de l’huile de soja subventionnée vendue à très bas prix. Le consommateur a délaissé l’huile d’olive pour consommer l’huile de soja raffinée et conditionnée dans des bouteilles en verre. A partir des années 2000 et avec l’arrivée des grandes surfaces on trouva sur les étalages d’autres huiles des graines végétales (maïs, tournesol, colza et soja) dans des bouteilles en plastique vendues à plein tarif. Le consommateur devant d’une part des difficultés d’acheter l’huile de soja subventionnée devenue de plus en plus rare et objet de multiples manigances et d’autre part face à de l’huile d’olive de plus en plus chère a dû se résigner et acheter les huiles des supermarchés.

2- L’huile d’olive présente des atouts santé indiscutables

Grâce à sa composition chimique exceptionnelle, l’huile d’olive possède des propriétés très intéressantes pour la santé qui ont fait de cette huile un alicament reconnu depuis très longtemps. L’huile d’olive est riche en acide oléique, polyphénols, vitamine E et caroténoïdes qui aident à lutter contre les radicaux libres, l’inflammation et le stress oxydatif et préviennent les effets du vieillissement. Grâce à ses acides gras mono insaturés, l’huile d’olive est bonne pour le cœur, permet de diminuer le mauvais cholestérol LDL, d’éviter les infarctus et protéger nos artères de l’athérosclérose. Grâce aux polyphénols, l’huile d’olive possède des propriétés anti-tumorales en tuant les cellules cancéreuses. Elle calme les rougeurs et les irritations même des peaux les plus sensibles comme celle des bébés. Elle est utilisée pour les massages et comme cosmétique pour les soins du corps et des cheveux. Le savon à l’huile d’olive est excellent pour nettoyer la peau en douceur.

3- Une huile tunisienne de qualité

L’huile d’olive tunisienne est mondialement connue pour sa très haute qualité. Chaque année des prix sont attribués à nos produits lors de concours internationaux très prestigieux. Notre huile extra-vierge se distingue par des caractéristiques organoleptiques exceptionnelles. La variété Chétoui cultivée surtout au nord du pays est connue par une huile fruitée avec des arômes intenses d’amande verte, accompagnés d’un gout amer et piquant perçu avec une intensité moyenne à forte. L’intensité de l’amertume baisse au cours de la maturation mais reste toujours perceptible.  Cette huile est très appréciée pour sa teneur en composés phénoliques et en antioxydants. La variété Chemlali donne en début de maturité une huile très fruitée, peu amère et peu piquante, avec essentiellement des arômes d’amande verte, d’herbe fraîche et rarement de pomme. En pleine maturité, l’huile devient douce, de goût faiblement fruité et l’arôme d’amande verte est remplacé par celui d’amande sèche ou de pâte d’amande.

4- Une huile peu valorisée

L’huile tunisienne est exportée à bas prix en vrac (le conditionnement ne représente que 10% des exportations). Presque toutes nos exportations se font vers l’Italie et l’Espagne où notre huile est mélangée à l’huile locale pour être conditionnée et vendue comme provenant de ces pays. Ceux-ci  profitent ainsi de la qualité mondialement reconnue de notre huile qu’ils revendent partout aux consommateurs au prix fort.

5- L’exportation de l’huile représente une hémorragie d’eau précieuse

Dans un contexte de changement climatique et de rareté des ressources en eau, on parle de plus en plus d’empreinte hydrique et d’eau virtuelle. Ces notions font référence à l’eau douce utilisée durant toutes les étapes de production d’un bien donné. Ainsi on parle de l’empreinte hydrique des aliments qui représente la quantité d’eau douce nécessaire pour produire 1kg ou 1l d’aliment. La quantité d’eau nécessaire pour produire nos aliments (y compris toutes les étapes de fabrication  du produit) est variable. Par exemple pour produire 1kg de viande rouge il faut 15 500 litres d’eau alors que  pour produire 1kg de légumes il faut moins de 320 litres seulement. La production de 1 litre d’huile d’olive, en tenant compte de la trituration des graines d’olive dans les huileries qui consomme beaucoup d’eau, nécessite environ 5 000 litres d’eau. Rapportée à la quantité d’huile d’olive destinée à l’exportation (soit 250 000T), cette eau virtuelle représente un volume de 125 millions de m3 d’eau douce. Ce ci est l’équivalent de la capacité d’un barrage moyen comme celui de Sejnene ou de Sidi Saad.

Alors que notre pays est menacé par la sécheresse, il est nécessaire dans l’établissement des cartes agricoles et le choix des spéculations surtout destinées à l’exportation de tenir compte de ce facteur très important et d’éviter l’épuisement de nos ressources hydriques par l’exportation de produits dont l’empreinte hydrique est élevée.

6- La culture intensive de l’olivier risque de poser de sérieux problèmes

Dans la course vers l’exportation de l’huile d’olive et l’augmentation du volume à l’export (qui ne doit nullement être une fin en soi) , le Ministère de l’agriculture prévoit d’étendre et d’intensifier la culture de l’olivier. Le Ministère a entamé ces dernières années une politique d’extension de la culture de l’olivier avec comme objectif la plantation de 10 millions de pieds. Soit prés de 100 000 ha dont 20% en irrigué. La culture de l’olivier en Tunisie occupe actuellement 1,800 million d’ha sur une superficie cutivable totale de 16,361 millions d’ha. L’olivier est la principale culture arboricole (elle occupe 80% des surfaces réservées à l’arboriculture). On compte prés de 80 millions de pieds d’oliviers répartis du nord au sud avec différentes variétés et techniques culturales adaptées et une densité de moins en moins élevées du nord (100 arbres/ha), le centre (60 arbres/ha) et au sud (20 arbres/ha) en fonction de la pluviométrie. Récemment des cultures intensives ont été installées en irrigué (goutte à goutte). Ces plantations se font avec des densités élevées et l’appel à des variétés espagnoles très précoces, de la fertigation  et une mécanisation à outrance (taille, récolte…). Ces exploitations ont des rendements élevés jusqu’à 8 tonnes/ha mais exigent un financement important et beaucoup d’eau. A part la consommation importante en intrants de ces cultures intensives et super-intensives  (dont la densité peut aller jusqu’à 1600 pieds/ha), ces nouvelles techniques risquent de favoriser la propagation de maladies destructives (mouche de l’olivier, bactérie Xylelle fastidiosa…), nécessitent l’importation très onéreuse de matériel nécessaire pour l’entretien et la récolte et risquent d’épuiser les sols. Par ailleurs la qualité de l’huile obtenue semble en deçà de celle de nos oliveraies traditionnelles.

7- Des marges d’amélioration de la productivité de notre oliveraie traditionnelle existent

Parmi les problèmes posés par l’oléiculture tunisienne on peut citer sa faible productivité qui se situe entre 15 et 20 kg/arbre/an  soit 900 à 1000 kg d’olives/ha. Cette productivité varie d’une année à une autre d’une part en fonction des conditions climatiques et d’autre part suite à la bisannualité (ou alternance) de l’olivier qui produit une année sur deux. Des efforts importants restent à faire pour améliorer cette productivité et la rentabilité de la culture. Un meilleur entretien des oliviers (taille, travail du sol et lutte contre les mauvaises herbes, traitements phytosanitaires adéquats et à temps…) et le rajeunissement des arbres (80% environ des oliviers ont plus de 20 ans) par des tailles sévères de recépage et l’arrachage de trop vieux arbres permettraient d’améliorer la productivité. La cueillette des olives qui se fait actuellement à la main et exige beaucoup de main-d’œuvre de moins en moins disponible et de plus en plus chère (un ouvrier ramasse environ 70 kg d’olive/jour pour un salaire allant de 20 à 30D, ce qui représente 0,400D de frais de cueillette pour 1kg d’olivier. Moyennant un taux d’extraction des olives de 20%, il faut en moyenne 5kg d’olives pour obtenir 1kg d’huile, les frais de récolte représentent au moins 2,000 Dinars par kg d’huile). La mécanisation de la récolte permettrait de réduire sensiblement les coûts de production. Des outils mécaniques existent allant des peignes  vibreurs à manche télescopique fonctionnant sur simple batterie 12Volts aux engins vibreurs de troncs d’arbre et permettent une amélioration de la productivité et un gain de temps précieux dans le cas des olives. La qualité de l’huile dépend de la rapidité de la cueillette et du transport de la récolte jusqu’à l’huilerie.

8- La qualité de l’huile peut être améliorée

L’huile tunisienne véhicule l’image d’une oléiculture traditionnelle fruit d’une culture ancestrale, avec des oliviers poussant sous le climat méditerranéen au ciel bleu et au soleil luisant une grande partie de l’année. C’est un produit noble et de qualité surtout lorsqu’il s’agit de l’huile d’olive biologique. La Tunisie produit 150 000 T d’huile d’olive bio. Avec une superficie de 255 000ha c’est le premier producteur mondial d’huile d’olive biologique. La stratégie nationale ambitionne d’atteindre dans quelques années un objectif de 1 million d’ha. Cet objectif est tout à fait réalisable sachant que la culture traditionnelle de l’olivier fait appel à très peu de produits et d’engrais chimiques et la reconversion en bio est peu contraignante.

La composition de l’huile et sa saveur dépendent de plusieurs facteurs : sol, climat, variété, méthodes de culture, date de récolte, traitements subis par les graines depuis la cueillette jusqu’à l’obtention de l’huile, conditions de conservation de l’huile… Une huile est caractérisée par un ensemble de propriétés : composition chimique et surtout l’acidité, couleur, saveur et goût, les aromes… Elle est jugée par des panels de dégustateurs spécialisés qui évaluent les caractéristiques organoleptiques de l’huile. Selon ces caractéristiques l’huile est classée extra vierge, vierge, lampante…  Il faut veiller à obtenir une huile de qualité en suivant un guide de bonnes pratiques basé sur le transport des olives dans les meilleures conditions du champ à l’huilerie et la réduction du temps séparant la cueillette de la trituration des graines. L’huile d’olive étant un produit délicat une attention particulière doit être accordée à sa conservation et son transport.

L’huile d’olive doit être vendue en fonction de sa qualité. En effet il y a plusieurs qualités d’huiles d’olive qu’on peut classer selon de nombreux  critères : techniques de trituration, composition chimique (surtout acidité), qualités organoleptiques, origine du produit (olives ou grignon), variété des olives, région de culture de l’olivier… Le consommateur doit être informé de la qualité de l’huile qu’il achète et le prix payé doit être en rapport de cette qualité (extra-vierge, vierge, lampante, huile de grignon, huile raffinée….). Il faut interdire la vente d’huile d’olive en vrac pour des raisons de salubrité (certains n’hésitent pas à transporter l’huile d’olive dans de vieux emballages inadaptés qui ont servi au transport de produits chimiques parfois toxiques) et pour garder la qualité de l’huile qui est très sensible à la lumière et à la chaleur.

Conclusion

Jadis limitée au bassin méditerranéen, la culture de l’olivier s’étend  de nos jours au reste du monde. La production mondiale d’huile d’olive ne cesse d’augmenter rapidement, suite à l’intensification de la culture et l’arrivée de nouveaux producteurs sur le marché mondial, et la concurrence est de plus en plus rude. Alors que la plupart des pays grands producteurs sont également de grands consommateurs d’huile d’olive (les Grecs consomment plus de 25l d’huile d’olive/habitant/an, les Espagnols et Italiens consomment plus de 15l), en Tunisie depuis longtemps on a poussé le consommateur à abandonner l’huile d’olive pour le remplacer par l’huile de soja et autres graines et opter pour l’exportation de notre huile d’olive. Le tunisien consomme surtout de l’huile de soja importée, bon marché et de beaucoup moins bonne qualité que notre huile d’olive qui est exportée en vrac avec en cas de saturation du marché mondial (cas de la campagne en cours), d’importants problèmes de commercialisation et des prix très peu rémunérateurs. Revoir cette politique et réserver notre production en priorité au consommateur tunisien présente d’importants avantages et en premier la garantie d’un marché assuré et stable. Cette démarche aurait également une incidence favorable sur la santé et le bien être du consommateur. Ce ci permettrait de faire d’importantes économies au niveau des frais de santé publique.  Elle permet également de préserver et d’économiser nos ressources naturelles. L’exportation pourrait se limiter à l’huile d’olive biologique dont la qualité est mondialement reconnue et qui dispose d’un véritable potentiel ainsi que l’huile extra-vierge conditionnée en petits emballages fort appréciée partout. Il est nécessaire de dresser une stratégie d’amélioration de  la productivité de notre oliveraie et de la qualité de l’huile. Le  conditionnement et le classement de l’huile selon sa qualité  va certainement créer de nombreux emplois bien précieux dans le contexte national caractérisé par un taux élevé de chômage.

En matière de balance commerciale, le manque de devises qui proviendrait de l’exportation de l’huile d’olive sera compensé par la non importation des huiles végétales, les économies en matière de santé publique et des ressources naturelles (eau et sol)… Le prix au consommateur de l’huile doit tenir compte de tous ces facteurs. Il faut opter pour des prix raisonnables en fonction de la qualité de l’huile et du pouvoir d’achat du consommateur.

A priori la stratégie ici proposée n’aura que des incidences favorables sur tous les acteurs de la filière : oléiculteur, industriels, consommateurs…  ainsi qu’au niveau de la balance commerciale nationale et de nos ressources.

Prof Ridha Bergaoui