Masha Gessen: Le but réel de l’ordre exécutif de Trump sur l’antisémitisme
Donald Trump a le don de traiter des idées les plus problématiques de l’Humanité en les mettant sens dessus dessous de telle façon qu’elles en deviennent pires. Il l’a encore refait mercredi 11 décembre 2019 en signant un ordre exécutif qui permettra de priver des fonds de l’Etat fédéral les facultés qui ne protègent pas leurs étudiants de l’antisémitisme, en utilisant une définition absurde de l’antisémitisme. Des précédents récents, ainsi que l’histoire des efforts législatifs qui ont précédé l’Ordre exécutif, suggéreraient plutôt que ses cibles principales sont ces groupes qui, dans les universités, critiquent les politiques israéliennes. Ce que l’Ordre lui-même n’a pas dit explicitement, le gendre de Trump s’en est acquitté : mercredi en effet, Jared Kushner a publié sur le New York Times une opinion dans laquelle il souligne que la définition de l’antisémitisme utilisée dans l’Ordre exécutif « précise ce que notre Administration a publiquement et officiellement affirmé : l’antisionisme est de l’antisémitisme. »
Tant Kushner que l’Ordre exécutif se réfèrent à la définition de l’antisémitisme énoncée en 2016 par l’IHRA (International Holocaust Remembrance Alliance) et adoptée par le Département d’Etat. Cette définition fournit des exemples d’antisémitisme et Kushner d’en citer les plus problématiques, à ses yeux les plus importants : « le ciblage de l’Etat d’Israël, considéré comme une collectivité juive » ; le déni au « peuple juif de son droit à l’autodétermination par exemple en prétendant que l’existence de l’Etat d’Israël est une entreprise raciste » ; la comparaison de « la politique israélienne actuelle à celle des Nazis ». Ces trois exemples accomplissent un tour de passe-passe : ils redéfinissent toute opposition ou toute critique des politiques israéliennes comme opposition à l’Etat d’Israël. Pour Kushner, il s’agit là d’antisémitisme.
Assurément, certains critiques des politiques israéliennes sont opposés à l’existence même de l’Etat d’Israël et quelques-uns d’entre eux sont aussi antisémites… Israël a effectivement créé un Etat d’apartheid dans lequel certains Palestiniens ont quelques droits politiques alors que le reste n’en jouit d’aucuns. Les ONG humanitaires telles B’Tselem et Breaking the Silence (Rompre le Silence, ONG d’anciens militaires) - des formations israéliennes, fondées et dirigées par des juifs - qui continuent de recueillir les terribles violations qu’Israël inflige aux Palestiniens aussi bien en Israël même qu’en Cisjordanie occupée et à Gaza.
En août, j’ai fait partie d’un tour planifié par Breaking the Silence qui vise à montrer ce à quoi ressemble l’occupation à des Israéliens et à des étrangers. Ce tour particulier a pris fin dans un village palestinien qui a été en grande partie supplanté par une colonie israélienne illégale en droit international. Une des maisons palestiniennes a fini par se trouver dans le territoire revendiqué par les colons. Ces derniers ont alors érigé une cage en grillage autour de la demeure, de la cour et de la voie d’accès. Un petit enfant palestinien qui grandit dans cette maison et à l’intérieur d’une cage nous a salués à travers la clôture. Comparer ce type de situation aux politiques nazies n’est probablement pas le plus utile des arguments mais il n’est certainement pas incongru. La mémoire de l’Holocauste constitue un avertissement à l’humanité quant aux dangers que porte la déshumanisation de l’Autre. Invoquer cet avertissement en Palestine est parfaitement justifié.
On n’a pas besoin d’être antisémite pour être antisioniste mais on peut être à la fois un antisémite et un antisioniste. Trump a cependant inversé cette formule en se positionnant lui-même comme un prosioniste antisémite. Il a souvent proclamé son soutien pour l’Etat d’Israël. Les politiques de son Administration qui ont à leur actif déjà le déménagement de l’ambassade à Jérusalem et qui ont récemment déclaré que les Etats Unis ne voyaient rien d’illégal dans les colonies de Cisjordanie ont comblé l’Etat d’Israël et tout particulièrement ses citoyens les plus en faveur de la colonisation. Pendant le week-end cependant, lors du Sommet du Conseil National Israélo-Américain en Floride, Trump a prononcé un discours plein de stéréotypes juifs : les juifs et l’avarice, les juifs et l’argent, les juifs comme des affairistes sans scrupules. Il a dit : « Vous êtes des tueurs brutaux, pas des gens gentils. [Mais vous devez voter pour moi, vous n’avez pas le choix. Vous ne voterez pas pour l’impôt sur la fortune.]» C’est le genre de discours qui ne requiert nulle définition, nulle opinion dans le journal, pas la moindre explication. C’est tout simplement de l’antisémitisme ordinaire, facile à reconnaître. Et ce n’est pas la première fois que Trump s’adonne aux stéréotypes antisémites. La vision mondiale derrière ces stéréotypes, combinée avec le soutien à Israël, est aussi facile à reconnaître. Pour Trump, les juifs - juifs américains compris et dont certains votent pour lui - sont des êtres étranges qu’il associe à l’Etat d’Israël. Il trouve que ces aliens sont à la fois répugnants et dignes d’une certaine admiration, peut être parce qu’il leur attribue nombre des traits qu’il reconnaît chez lui.
Il n’est guère étonnant que les incidents antisémites aux Etats Unis aient connu une augmentation de 60% durant la première année de la présidence Trump, d’après l’ADL (ONG américaine fondée en 1913 contre la discrimination des juifs et contre l’antisémitisme). L’année 2019 est bien partie pour établir un record du nombre d’attaques antisémites. La dernière en date semble avoir eu lieu mardi quand des tireurs censément en cheville avec un groupe marginal ont pris pour cible un supermarché cacher à Jersey City où ils ont abattu quatre personnes.
Le nouvel Ordre exécutif ne protègera personne de l’antisémitisme et d’ailleurs ce n’en est point le but. Son seul objectif est de bâillonner la défense - voire même toute discussion - des droits des Palestiniens. Sa victime sera la liberté d’expression.
Masha Gessen
Journaliste titulaire au The New Yorker.
Il a publié dix livres et a obtenu The National Book Award en 2017, une des plus prestigieuses distinctions littéraires outre Atlantique.
Article paru le 12 décembre 2019 sur les colonnes du The New Yorker.
Traduit de l’anglais par Mohamed Larbi Bouguerra.
Note du traducteur : Le Conseil démocratique juif d’Amérique fustige « les remarques ignobles et sectaires dans lesquelles le président, une fois de plus, a utilisé des stéréotypes antisémites ». Jeremy Ben-Ami, président de l’organisation progressiste juive J-Street, fait remarquer que le décret présidentiel « semble moins destiné à combattre l’antisémitisme qu’à limiter la liberté d’expression et sévir sur les campus contre les critiques visant Israël. » (L’Humanité, 13-15 décembre 2019, p. 23)
Trump, par ce décret, caresse dans le sens du poil son propre électorat évangéliste qui soutient Israël où le Messie est attendu quand tous les juifs y seront rassemblés. Son vice-président Mike Pence est un évangéliste.
- Ecrire un commentaire
- Commenter