Samir Allal: Un «Green Deal» au service d’une transition radicale en Tunisie
«Cet optimisme forcené, voisin du désespoir»
Hannah Arendt
196 pays se réunissent, du 2 au 23 décembre à Madrid pour le vingt-cinquième édition de la conférence des Nations Unis sur le climat. Cet COIP 25 est placée sous le signe de l’urgence climatique et l’intensification de la lutte contre le réchauffement climatique, alors que les Etats restent très loin du compte. Le professeur Samir Allal présente son « Green Deal » sur la transition énergétique en Tunisie.
Si la transition énergétique a progressé dans les esprits ces dernières années, la Tunisie est loin d’avoir enregistré dans les faits l’accélération nécessaire à l’atteinte de ses objectifs de sobriété et de réduction des ses émissions de gaz à effet de serre.
A qui la faute ? Au consommateur, disent les uns, qui devrait adopter plus souvent un comportement éco-responsable. A l’État et aux entreprises, disent d’autres, car ces acteurs peinent à mettre en avant des mesures plus structurelles et plus efficaces avec de résultats concrets.
En réalité, le combat ne pourra être gagné que s’il est mené sur tous les fronts.
L’impact de l’action individuelle n’est pas du tout négligeable – à condition de ne pas se cantonner à des actions symboliques et marginales. Mais force est de constater que même un comportement « héroïque » généralisé ne peut permettre une baisse suffisante de notre « empreinte carbone ».
Depuis son indépendance, la Tunisie a bâti un environnement, social et technique sur la promesse d’une énergie fossile abondante et bon marché, sans contreparties suffisamment négatives qui demanderaient de nous limiter délibérément.
Pour décarboner son économie, l’action individuelle est certes une partie de la réponse, mais elle ne peut suffire à atteindre les baisses nécessaires. De même, l’efficacité et l’amélioration technique sont indispensables, mais non suffisantes.Gagner cette bataille, c’est transcender le seul maillon individuel et accéder à un niveau collectif d’action.
La question des investissements est fondamentale
L’investissement privé des ménages (dans la construction et la rénovation des logements, la mobilité bas carbone ou très faiblement consommateur de pétrole) constitue un levier majeur de la transition.
Cet investissement doit être déclenché et encouragé par les pouvoirs publics, à qui il incombe de mettre en place les incitations et aides adéquates.Au total, la combinaison d’une posture « réaliste » en termes de gestes individuels (environ -10%) et d’investissements au niveau individuel (environ -10%), induirait une baisse d’environ -20% de l’empreinte carbone personnelle en Tunisie, soit le quart des efforts nécessaires pour parvenir à l’objectif 2°C.
La part restante de la baisse des émissions relève d’investissements et de règles collectives qui sont du ressort de l’État, des entreprises et de la coopération.
Les entreprises ne pourront rien faire à la bonne échelle sans commencer par mesurer, avec le même degré de granularité que la comptabilité économique, leur dépendance aux énergies fossiles. C’est un préalable pour limiter drastiquement leur empreinte dans les meilleures conditions. Cela contribuera à activer la réflexion sur la transformation de leurs process industriels, leur fret de marchandises, leur approvisionnement énergétique, la conception de leurs produits, ou encore le choix des investissements et des implantations géographiques.
L’Etat doit assumer pleinement son rôle de régulateur et de « catalyseur» à tous les niveaux
L’Etat peut – et doit – montrerl’exemple en investissant dans la rénovationde ses propres bâtiments publics et en enclenchant la décarbonation de ses services(santé, éducation, défense pour l’essentiel, qui représentent un pourcentage non négligeable de l’empreinte carbone dupays).
L’État est seul à même d’édicter les règles qui permettent de réorienter les investissements dans les filières décarbonées au détriment des actifs « bruns ». Il est le seul à pouvoir mettre en place les incitations fiscales et réglementaires adéquates, former ses fonctionnaires aux enjeux de la transition énergétique, ou encore conditionner les accords commerciaux au climat si nécessaire.
En définitive l’Etat doit accepter de mettre en balance une croissance « sale » à court terme avec les inconvénients et les avantages d’une croissance verte et « un peu différé ».
Cette variété de leviers d’action doit être mise au service d’une transition radicale, dont on peut esquisser les contours sans prétendre à l’exhaustivité : développement des énergies bas carbone en fonction de leur contribution à l’atteinte des objectifs nationaux et de leur coût à la tonne de CO2 évitée, fin programmée des fossiles, grand plan de construction et de rénovation des bâtiments résidentiels et tertiaires, décarbonation des modes de transport de personnes et de marchandises, réforme profonde du système agricole, décarbonation des process de l’industrie tunisienne, aménagement de villes et des territoires bas carbones, développement des puitsde carbone naturels et technologiques, etc.
La transition radicale est un problème systémique. La construction d’une solution viable et crédible ne peut faire l’économie d’une action collective forte, qui devra passer par la mise en mouvement de tous, à la mesure des efforts déployables par chacun. Il est donc vain, et même dangereusement contre-productif, de prétendre réussir la transition verte et résoudre la question climatique en faisant reposer l'exclusivité de l’action sur les seuls individus.
Assortir la transition énergétique d’un engagement collectif: Responsabiliser sans culpabiliser
Réduire sa consommation reste un choix personnel décidable par nous seuls, souvent en intersection d’ailleurs avec d’autres systèmes de valeurs. Nous sommes capables de baisser d’à peu près un quart notre empreinte personnelle. C’est considérable, mais pas suffisant. L’action climatique, et c’est ce qui en fait un projet particulièrement enthousiasmant, peut nourrir et être nourrie par d’autres logiques de bien-être.
Néanmoins, l’action nécessaire à l’échelle individuelle doit se doubler d’un engagement collectif fort. Toutes les études le montrent : l’individu seul ne pourra pas tout résoudre. Si le système sociotechnique dans lequel nous vivons tous ne se réforme pas de toute urgence, l’injonction permanente à l’effort individuel ne pourra plus être entendue très longtemps.
La responsabilité qui incombe aux pouvoirs publics et aux entreprises pour réduire l’empreinte carbone personnelle est majeure. Pour gagner la bataille, il faut transcender le seul maillon individuel pour accéder à un niveau collectif d’action. En parallèle des efforts individuels, qui devront prendre place de toute façon, il est aussi essentiel d'avoir des "éco-gestes" dans l'implication collective pour déclencher un changement radical et profond du système dans lequel nous évoluons.
Responsabiliser sans culpabiliser, exiger une transformation radicale du système sans renoncer à ses propres efforts individuels, assortir la transition énergétique et la mutation écologique de son comportement personnel d’un engagement collectif dans la sphère publique : le mouvement massif et général vers une société bas carbone devra passer par la mise en mouvement de tous, à la mesure des efforts déployables par chacun.
Cette évolution radicale passe par un « Green New Deal » en Tunisie et la création d’un grand pôle ministériel pour la transition écologique et énergétique dans le nouveau gouvernement et pas de demi-mesures.
La mobilisation doit être totale, pour réussir la transition énergétique en Tunisie, combattre le dérèglement climatique et s’y adapter, et pour fédérer tous les tunisiens et l’ensemble des territoires ( la ville, la campagne, les zones côtières et les zones de l’intérieurs) autour d’un projet qui nous réconcilie avec notre futur et entre nous. Cela implique d’y mettre enfin les moyens et d’accepter de changer les règles du jeu économique.
La Tunisie ne respecte pas la trajectoire fixée par les scientifiques et l’Accord de Paris sur le climat. La lutte contre les inégalités et l’effondrement de la biodiversité n’inspire pas davantage les choix politiques. Si l’avenir nous rattrape, c’est bien que le passé nous paralyse : (Addiction aux énergies fossiles et aux pesticides, transition énergétique bridée, résistance du passé… ).
Sur le front économique, la Tunisie tourne au ralenti. La mondialisation néo-libérale qui explose déjà les limites de la planète, organise la compétition de tous contre tous et accentue notre vulnérabilité géopolitique.
La sécurité énergétique et la souveraineté économique de la Tunisie est durement entamée, moins par le nationalisme économique de Donald Trump, de l’Europe ou la montée en puissance de la Chine, que par notre incapacité à penser collectivement notre sécurité et notre souveraineté et à les construire pour défendre, face aux menaces, un modèle tunisien de développement résilient, socialement et écologiquement responsable.
Enfin, les services publics sont en péril. Les politiques de baisse des dépenses publiques, et en particulier celles des dépenses sociales, menacent directement l’éducation et la santé, mais aussi la justice, les transports, les politiques de solidarité et le développement des territoires. Une part croissante de la population est précarisée. La cohésion sociale, le vivre-ensemble et le pacte républicain s’affaissent. L’insécurité (énergétique et économique) alimente partout la défiance politique, les replis identitaires et le populisme.
Choisissons résolument les renouvelables et la sobriété énergétique
Il faut refuser cette perspective de déclin et lui opposer le sursaut, la reconquête, en investissant massivement dans la transition énergétique et écologique. Car gagner la bataille de la transition énergétique et du climat nous permettra aussi de réduire les fractures sociales, territoriales et démocratiques qui déchirent notre pays.
Les secteurs prioritaires sont connus de longue date. Tout d’abord les secteurs des bâtiments et le transport. Ils représentent dans notre pays l’essentiel de la consommation d’énergie et des émissions de gaz à effet de serre.
Mettons le paquet sur la construction, sur nos passoires énergétiques et notre mobilité très carbonée. Le bénéfice social est immense, puisque beaucoup de nos citoyens souffrent de la précarité énergétique. Ce sont des centaines de dinars de facture économisées chaque année. Des milliers d’emplois en perspective.
Choisissons résolument les renouvelables, moins chères que les autres énergies, créatrices d’emplois de qualité et de valeur ajoutée dans le pays. Investissons dans les réseaux et les infrastructures des technologies de l’information, dans les transports collectifs du quotidien, pour réduire la dépendance à la voiture individuelle et mailler nos villes et nos territoires…
La Tunisie ne peut pas tout en matière de services publics mais elle peut – enfin – leur reconnaître un statut qui les protège des règles de la concurrence et elle peut investir dans les infrastructures.
Elle doit soutenir un effort d’ampleur dans la construction et la rénovation de bâtiments scolaires, hospitaliers et dans les logementssociaux et étudiants. Nous en avons les moyens. Nous devons et nous pouvons le faire pour le climat, pour les services publics, pour l’emploi.
Réorienter les milliers de dinars annuels de subventions publiques aux énergies fossiles vers les renouvelables et l’efficacité énergétique boosterait le déploiement de ces dernières. Verdir le budget, taxer le carbone aux frontières de la Tunisie, accélérerait substantiellement la transformation des modes de production.
Green New Deal égale un point de PIB d’argent public supplémentaire
Mais même avec ces changements majeurs, le compte n’y serait pas. Les ruptures à engager sont lourdes et nous devons les accompagner socialement, pour les salariés et les citoyens, et économiquement, pour les secteurs en transition.
Pour que ces investissements de long terme se fassent suffisamment vite, il faut qu’une part significative de ces montants soit d’origine publique. Même si la rentabilité de ces investissements est fragile, elle reste suffisante.Décidons de consacrer à ce « Green New Deal » un point de PIB d’argent public supplémentaire chaque année. Nous ne nous résignons ni à l’emballement climatique, ni à l’affaissement des services publics, ni à la montée des populismes.
Le « Green New Deal » est une formidable opportunité. Il faut en débattre partout car il ne pourra pas être défini d’en haut. Il doit être le projet des citoyens. Les Tunisiens ne se contentent plus de promesses ou d’aveux d’impuissance, ils exigent une réponse sérieuse. Mettons-nous au travail.
Samir Allal
Université de Versailles/Paris-saclay
Samir Allal
Enseignant chercheur à l’université de Versailles-Paris Saclay,Ambassadeur de l’université pour les pays Francophones et méditerranéens. Il travaille dans le domaine de la coopération internationale depuis plus de 30 ans, spécialiste de l’économie des changements climatiques, de la transition énergétique et du développement durable.