Ammar Mahjoubi: l'Evergétisme, la Zakat à la sauce romaine
Relisant ces jours derniers Le pain et le cirque de Paul Veyne, j’ai cru utile d’aborder, pour les lecteurs de Leaders, l’article de la charité chrétienne et/ou de la zakat musulmane, comparées à l’évergétisme païen de l’époque romaine. D’emblée P. Veyne pose ces questions : «Une même force mystérieuse pousse-t-elle les sociétés à gaspiller ou à donner leur surplus? Potlatch, évergésies et œuvres pieuses et charitables sont-ils les modifications d’une même espèce, la redistribution ?» (Le pain et le cirque, Seuil, H 196, p. 47). Illusion, répond-il aussitôt. L’idéologie à la base de ces prestations, les bénéficiaires des évergésies, leurs agents, les motivations de ces agents ainsi que leurs conduites, tout diffère avec la charité.
L'évergétisme, à l’époque romaine, signifie que les cités, collèges, corporations etc, attendaient et obtenaient des riches citoyens, spontanément et de bon gré, une contribution, des deniers pour subvenir à leurs dépenses. Les riches offraient à la cité des spectacles de combats opposant des gladiateurs ou des chasses aux fauves, dans l’arène des amphithéâtres et construisaient pour elle des édifices publics, temples, thermes, monuments des jeux et autres bâtiments dédiés à la collectivité ; ils conviaient aussi les citoyens à festoyer dans des banquets. Les notables consentaient ces évergésies soit de façon spontanée, de leur propre initiative, soit obhonorem, c’est-à-dire à l’occasion de leur élection à une magistrature, à une fonction municipale. Dans ce cas, cet évergétisme devenait moralement et même légalement obligatoire. Parfois cependant, l’évergétisme libre de toute obligation n’était que la conséquence d’une contrainte plus ou moins douce, à la suite d’une agitation sociale ou même de quelques troubles ; tandis que l’évergétisme obligatoire s’était de son côté imposé à la suite de la codification, à Rome, de l’évergétisme libre apparu dans le monde grec à l’époque hellénistique. Beaucoup de notables ne se contentaient pas, d’ailleurs, de payer leur dû et accordaient des surplus, des dépassements importants, transformant l’évergétisme obhonoremen évergétisme libre ; ce dernier, de toute façon, avait existé jusqu’à la fin de l’Antiquité. Assurément, c’est à ce mécénat de l’évergétisme libre que les cités africaines devaient leurs plus beaux monuments; sans préjudice des réalisations dues aux évergésies imposées par une obligation morale ou une obligation légale. Cette dualité explique la grande diversité des évergétismes, la complexité de leurs aspects et de leurs motivations. Phénomènes de mentalités ou actes provoqués par des astreintes juridiques, ils avaient une portée politico-sociale de nature à dépolitiser la plèbe, ainsi qu’un aspect religieux omniprésent dans la cité. Une évergésie, note P. Veyne, est «un fait social total» ; mais un fait qui a aussi son unité : les évergésies, les dons sont faits non pas à des individus, mais à la collectivité ; ce sont des «biens publics».
Quant à la charité chrétienne et à la zakat de l’islam, elles sont différentes de l’évergétisme en raison, primordialement, de leur rapport direct à la religion. L’évergétisme, en effet, n’a pas ce rapport direct et la signification même du mot latin religio diffère, selon qu’il s’agit de ritualisme païen ou d’une religiosité éthique comme le christianisme ou l’islam. Dans la charité convergent la solidarité, qui unit les membres de la même communauté ou de la même secte, mais aussi une mansuétude naturelle aux humbles, ainsi que «l’amour de la douceur, qui interdit d’aller jusqu’au bout de son droit et qui fait de l’aumône un devoir».
Mais cette convergence de la solidarité, de la mansuétude et de la douceur a des limites. Il y a des riches et il y a des pauvres ; le christianisme comme l’Islam ne manqueront jamais de rappeler ce contraste, et le devoir du Juste est donc de faire l’aumône, qui finit par devenir une obligation. Mais ce devoir de l’aumône, cette zakat concernent-ils seulement les membres de la même communauté ou s’étendent-ils universellement aux humbles sous tous les cieux ? Je ne saurais répondre à la question, quant à la zakat, en raison des limites de ma connaissance du Fiqh ; même si je pense, compte tenu du présent, qu’elle est loin d’être universelle. Dans le christianisme des origines, il n’y a pas d’universalisme, constate P. Veyne. « Je ne suis venu sauver que les brebis d’Israël », dira Jésus à la Cananéenne. Les disciples lui conseillent de chasser l’étrangère, mais les supplications de la femme sont telles qu’elle finit par obtenir «une miette, comme on en jette aux chiens sous la table» ; P. Veyne ajoute : «Certes (Jésus) savait et disait que tous les hommes descendent de Noé, que tous sont frères et sont enfants de Dieu ; il savait aussi adoucir tous les principes et toutes les exclusives même nationales : l’universalisme chrétien découle logiquement de ces attitudes, et l’on doit reconnaître l’arbre à ses fruits ; il n’en demeure pas moins…qu’il ne faut pas chercher le fruit sur la racine».
Contrairement à la charité, l’évergétisme ne donne pas des aumônes aux pauvres, mais des édifices, des jeux et des plaisirs aux citoyens ; même si la douceur envers le mendiant ou l’esclave n’est pas absente. Mais la mansuétude est laissée aux humbles, qui connaissent la misère, et un citoyen, un honorabilis ne s’abaisse pas à ces attendrissements ; il ne se sent solidaire que de ses concitoyens. Il faut attendre l’époque impériale et, en particulier, le Bas-Empire, lorsque le citoyen deviendra le fidèle sujet de l’Empereur, pour lire parfois sur une épitaphe que le défunt aimait les pauvres ou avait pitié de tous. Des intellectuels aussi, adeptes du stoïcisme impérial, «ont des accents de philanthropie qui rappellent la morale populaire et l’esprit évangélique» ; la cuirasse de dureté, l’attitude hautaine du citoyen pouvait donc s’adoucir. La charité, à ses origines, devait-elle transformer l’ordre politique ? Etait-elle simple refuge spirituel, éthique de conviction, ou morale de responsabilité? P. Veyne répond que Jésus rend à César ce qu’il doit à César. L’ordre établi est inébranlable comme la nature. Il ne reste aux humbles qu’à le subir en s’entraidant, en priant les agents du pouvoir de ne pas en abuser, de ne pas faire de zèle au service de leurs maîtres. Ethique populaire qui ne développe pas de principes abstraits, se contentant de sentences et d’exemples typiques : aimer son prochain comme soi-même ; tendre l’autre joue car il ne faut pas aller jusqu’au bout de son droit. Un devoir s’impose : faire l’aumône pour être solidaire avec les pauvres et leur rendre plus douce la dure loi économique.
Vers la fin du IIe siècle à Carthage, Tertullien se prévalait de l’éthique chrétienne qui, au lieu de faire des évergésies, donnait aux pauvres de sa communauté, à ses orphelins, à ses vieillards: « Cette pratique de l’amour nous rend suspects aux yeux de la foule; voyez, disent les gens, comme ils s’aiment entre eux.» (Apologétique, 39,7). A cette époque, en effet, les chrétiens ne constituaient qu’une secte très unie, fermée sur elle-même, une sorte de franc-maçonnerie exclusive qui inquiétait, que la société tenait pour une menace. Solidarité sectaire qui remonte à Jésus lui-même, note P. Veyne, en se référant à l’Evangile de saint Jean qui, à l’encontre des trois Evangiles synoptiques, apporte un témoignage «criant d’authenticité … nous rend de Jésus une image si proche, si violente et si peu convenue». La charité est ainsi une morale étrangère, qui s’est acculturée à Rome. Religion du Livre, prescrite par les Ecritures, le christianisme impose à tous ses membres des innovations, des pratiques inconnues de la société romaine, comme l’aumône et le rigorisme moral. Puritanisme d’une secte intégriste. Après Tertullien, Saint Augustin oppose lui aussi l’évergétisme païen, distributeur au théâtre, à l’amphithéâtre et au cirque de spectacles futiles, de plaisirs immoraux, à la charité qui pourvoit aux besoins véritables des miséreux.
Avec l’extension des conversions, la secte ne tarde pas à devenir Eglise. Les principes de la morale populaire païenne, qui ne badinent pas plus que le christianisme sur le suicide ou les bonnes mœurs, et qui sont plus sévères que la morale aristocratique, sont adoptés. Dès le IIe siècle, l’Eglise fait de la bienfaisance une institution, et fonde une caisse pour secourir la veuve, l’orphelin et le pauvre, le vieillard, le malade et le captif. Il en est de même, sans doute, pour l’institution de la zakat. La gestion de cette caisse, de cette arca à l’époque paléochrétienne, destinée aux œuvres de bienfaisance, est confiée à la hiérarchie ecclésiastique pour les chrétiens, tandis que le pécule destiné à la zakat est confié, pour les musulmans, au mufti. Mais jusqu’au IVe siècle, les aristocrates païens continuent à édifier ou à restaurer des monuments civils. «Ils épuisent, à qui mieux mieux, leur patrimoine pour orner leur cité», écrit Symmaque. Les notables chrétiens ne sont pas en reste, mais avec une différence notable : dans la province africaine le pays commence, dès la fin du IVe siècle, à se couvrir de basiliques chrétiennes ; ces notables se ruinent en œuvres pieuses et charitables, offrant des biens aux cités ou les consacrant à l’Eglise. Libéralités pieuses de l’aumône aux pauvres, donations et legs à l’Eglise, ihsan, sadaka, fondations habous destinés aux miséreux, sont dus pour les chrétiens comme pour les musulmans à des croyances religieuses, à la crainte de l’au-delà ; ils sont faits pour l’autre monde, pour le rachat des péchés, avec cependant un effet de pitié pour les déshérités. Alors que les motivations des évergètes païens sont dues à leur intérêt pour les choses de ce monde, pour l’ostentation sociale aussi et par pharisaïsme. La charité chrétienne, comme la zakat de l’islam concernent, toutes deux, les pauvres, catégorie sociale désignée par un mot propre aux vocabulaires des chrétiens et des musulmans. La pratique de l’aumône remplace la magnificence de l’évergétisme et devient l’impératif central de la morale religieuse. Ce gage de désintéressement constitue surtout, pour le christianisme comme pour l’islam, la preuve la plus claire de la sincérité de la foi. Voulues par Dieu, charité de l’aumône et zakat sont donc considérées comme un don, une offrande à la divinité.
Pour le paganisme, ce qui relèverait de l’assistance, de la redistribution dans l’évergétisme est destiné au populus, c’est-à-dire à tous les citoyens, les esclaves étant naturellement exclus, sauf exception. La distribution du pain aux citoyens de Rome constitue ainsi une mesure civique, bien que ce soient des citoyens pauvres qui en bénéficient ; mais ils ne sont pas, comme pour le christianisme et l’islam, des personnes qui ont besoin d’aumônes. Sans les nommer, les «pauvres» pour le paganisme sont des citoyens sans patrimoine ; c’est pourquoi sont fondées, dans les provinces, des colonies pour les lotir, pour les doter de ce patrimoine. Dans les textes des philosophes, l’aumône n’est gère évoquée, et lorsqu’un Démosthène ou un Cicéron se prévalent d’un acte philanthropique, il n’est question que de la rançon d’un citoyen détenu ou d’une dot à des orphelines de citoyens.
Lorsque plus tard, dans son ensemble, la population de l’Empire adopte le christianisme, celui-ci devient la religion où l’on naît ; et l’aumône, les œuvres charitables, deviennent alors le gage d’une attitude chrétienne saine envers les biens de ce monde, un compromis, note P. Veyne, entre la pratique répandue de l’ascèse d’une part, et d’autre part de la vie mondaine dispendieuse, désirant la richesse pour la richesse et non pour satisfaire des besoins. Seuls les chrétiens parfaits, rigoureux, fuient le monde et la chair, adoptent une vie d’ermites, mais dans leur majorité les chrétiens restent dans le monde. Ils rachètent leurs péchés par l’aumône et les legs à l’Eglise. Il ne s’agit donc nullement d’un droit des pauvres, mais d’un mérite des riches, obéissant à un commandement de Dieu qui, certes, a prescrit au riche de faire l’aumône, de donner ce qu’il veut, mais non pas que le pauvre cesse de l’être. Le christianisme et aussi l’islam font ainsi des pauvres une catégorie naturelle, dans un monde où dominent les contrastes entre le personnage du «Grand» et celui du «Pauvre», du «fakir». Alors que la cité antique païenne réservait la solidarité civique, le bénéfice de l’entraide aux seuls citoyens ; avec une étroitesse d’optique arrêtée, décidée, elle ne voit même pas ceux des pauvres qui ne sont pas citoyens.
Sans être le Créateur, comme le Dieu chrétien et musulman, les dieux païens peuplent le Cosmos. Chacun d’entre eux a sa personnalité, et ils partagent les faiblesses des hommes ainsi que leur sens moral ; mais ils ne légifèrent pas, et ne sont pas chargés de faire régner la morale, se contentant, avec les lois sacrées des temples, de fermer leurs portes aux êtres impurs. Par contre, le Dieu chrétien et musulman est Créateur et législateur, et le salut est conditionné par la loi de l’aumône, de la zakat, et par la vertu canonique de l’amour du prochain. C’est pourquoi sont condamnés les combats cruels des gladiateurs, contraires à cet amour, ainsi que l’ensemble des spectacles, scènes du théâtre et courses du cirque, qui divertissent de l’amour de Dieu. Il ne s’agit pas de la contemplation suave du divin, comme dans le soufisme, mais de l’engagement, de la passion pour l’entreprise divine de salut universel: une militia Christi, un militantisme prosélyte pour répandre la bonne parole. Le salut est plus important que les misères transitoires du monde terrestre, soulagées cependant par les œuvres de miséricorde. P. Veyne cite le Psaume 40 (41)2, de la Bible hébraïque : «Heureux qui a le souci du pauvre et de l’indigent! Au jour du malheur, Iahwé le sauvera. Il le fera vivre heureux sur terre». Ainsi la passion du riche pour son salut, et celui de son prochain, sont distingués nettement de l’intérêt pour la misère, les malheurs terrestres de ce prochain.
Pour conclure, on peut affirmer sans conteste que les effets historiques de la charité et de la zakat sont indéniables. Avant l’adoption du christianisme, l’Empire païen abandonne sans remords l’affamé famélique, l’infirme, le vieillard impotent. Tout au plus les familles confient-elles l’esclave malade à certains temples, pour s’en débarrasser. Les Romains ont certes des confréries de toutes espèces, avec un pécule et des cotisations, dont l’affectation est indiquée avec précision; mais aucune de ces affectations ne concerne l’assistance aux membres malheureux, ou malades. L’empereur Julien l’Apostat, fustigeant le christianisme – qu’il appelle athéisme, car il récuse l’existence des divinités païennes– déclare: «Ne voyons-nous pas ce qui a le plus contribué à rehausser l’athéisme ? C’est la philanthropie envers les étrangers, l’attention qu’ils apportent à ensevelir leurs morts ; comme nos prêtres ne se souciaient pas et ne s’occupaient pas des miséreux, les impies Galaléens ont inventé de s’adonner à cette forme de philanthropie, pour populariser leur exécrable entreprise.» Julien, Lettres, ed. Bidez, n° 89, 305BC. Il n’y avait à Rome ni hôpitaux, ni orphelinats, qui n’apparaissent qu’avec l’expansion du christianisme. La nuée des miséreux y était telle, note P. Veyne, que le spectacle qu’offrait la société païenne devait être épouvantable.
Le premier et le plus important effet historique de la charité est donc la fin de l’optique civique de l’époque païenne, lorsque les citoyens de l’Empire ne se sentaient solidaires que de leurs concitoyens. Avec l’amour du prochain et les œuvres de miséricorde, à l’époque chrétienne, l’universalisme remplace peu à peu cette optique civique exclusive. Une forte minorité de chrétiens a pu, grâce à la religion, sensibiliser toute une société à la pauvreté, l’obliger à se préoccuper du sort des miséreux et des malades. Mais l’aumône et la zakat, institutions canoniques obligatoires, ne sont que le corollaire d’une foi à laquelle la majorité s’est convertie : on ne fait l’aumône, la sadaka, malgré la douceur naturelle à l’égard des souffrances et de la misère, que par docilité au commandement divin et par crainte de l’au-delà, pour le salut de l’âme et la rémission des péchés.
Ammar Mahjoubi