Sofiane Zribi: Kaïs Saïed ou le post-islamisme
Dans la fin de l’histoire et le dernier homme, Francis Fukuyama prédisait la victoire de la démocratie et du libéralisme sur toutes les autres formes d’idéologies. L’homme «postmoderne» serait un humain libéré du fardeau des croyances, vivant dans un Etat juste et protecteur, acteur de son destin, libre économiquement, cultivé par essence, faisant confiance à la science pour son bien-être et son avenir. Le nouvel ordre mondial était en train de naître, libéralisme économique, multinationales gigantesques, dissolution progressive des frontières, course à la création et à l’innovation, consumérisme avec pour corollaire les désastres écologiques à l’échelle mondiale, mais pas que…
Cette nouvelle orientation du monde menace de manière frontale les ordres traditionnels bien établis. Si le monde communiste a pris acte de cet état des choses et tente de s’y adapter, le monde musulman peine à évoluer. Pis encore, il a développé les pires anticorps qu’on puisse concevoir avec la radicalisation galopante de la société à laquelle se sont attelés sans relâche les pays du Golfe avec leurs alliés islamistes, et le terrorisme qui, telle une épée de Damoclès, reste suspendu sur la tête de quiconque se dresse pour contester le bien-fondé de cette démarche réactionnaire.
Pire, le capitalisme triomphant et la liberté économique qui transcende les frontières, loin de renforcer la classe moyenne, créent en fait une minorité de super-riches et une majorité de travailleurs et de chômeurs à qui on demande toujours plus. Il suffit pour cela de lire les deux livres de Thomas Piketty Le capitalisme au 21ème siècle et Rapport sur les inégalités mondiales pour se rendre compte combien la situation de par le monde est grave, voire explosive.
En Tunisie, l’après-révolution a été marqué par l’arrivée aux commandes du parti islamiste chargé par une majorité de citoyens de faire accéder au pouvoir des personnes supposées propres et intègres: «Ils ont peur de Dieu!». Huit ans plus tard, les Tunisiens élisent un homme à la tête de leur Etat, non pas un islamiste, mais une personne connue pour sa droiture, son exemplarité et son honnêteté.
Alors que sans surprise, la popularité du parti islamiste semble s’étioler après seulement quelques années de gloire, car il n’avait rien compris des messages de la révolution et des attentes des citoyens, les élections récentes ont vu le candidat Kaïs Saïed refuser avec intelligence de brandir l’étendard religieux pour faire valoir son projet ni évoquer le Coran dans ses messages. Il a parlé de justice, de lutte contre la corruption, d’égalités et surtout de droit. Il intègre l’islam comme fondement identitaire et se reconnaît comme musulman pratiquant, mais réfute en chemin les thèses islamistes qui soutiennent l’adage «l’Islam est la solution».
Il prend acte en fait de la désillusion d’une partie de la population, surtout les jeunes et les intellectuels, qui voient le pays dépérir entre les mains d’une classe dirigeante dont Ennahdha et ses alliés laïques, incapable d’apporter des solutions pour sortir de la crise. Ils lui reprochent son inaction, la corruption patente au sein de son administration et la paralysie qu’elle a indirectement imposée aux acteurs économiques classiques, qui ont préféré faire le gros dos ou fuir la Tunisie plutôt qu’entreprendre et investir.
Les dernières élections ont montré un visage alarmant de ces mêmes politiques et de leurs partis, sans programme, sans vision et sans autre prétention que d’occuper des sièges au sein de l’administration d’un pays appauvri et affamé par leur faute.
Le président élu a aussi pris acte de l’incapacité des gouvernants actuels à apporter des solutions rapides et satisfaisantes aux problèmes des Tunisiens, du fait d’un exercice du pouvoir hypercentralisé et d’une bureaucratie contre laquelle il faut lutter pour aboutir à faire advenir n’importe quel projet.
En réalité, Kaïs Saïed tourne la page de l’islamisme pour imposer celle de la loi : la loi qui s’applique à tous sans distinction et de manière égalitaire. Une loi qu’il a longtemps enseignée et amèrement constatée qu’elle reste dans son application discriminative, épargnant les forts et les parvenus, encourageant par ce biais la corruption et les passe-droits.
Qu’il est étonnant de voir les voix qui s’élèvent partout dans le monde, du Chili, de l’Argentine, de la Bolivie, du Venezuela, de France, d’Espagne, d’Italie, du Liban, de l’Irak, de l’Egypte ou encore de l’Algérie réclamer exactement la même chose: le départ de la classe dirigeante actuelle et l’avènement d’une nouvelle classe propre, qui applique le droit et la justice pour tous.
En cela, Kaïs Saïed est le promoteur d’une nouvelle vague de dirigeants, qui auront à faire de la probité leur adage et de la justice sociale le moteur de leur action. Il sonne par là même la fin de l’idéologisme et dans le monde musulman la fin de la vague islamiste avec en même temps un retour vers les fondements véritables de l’islam en tant que spiritualité et religion et non en tant qu’idéologie et mode de gouvernance.
Sofiane Zribi