Le féminisme aujourd’hui : éléments d’histoire et enjeux (Partie 1 : Écrire au féminin)
«L’amour est possible entre les mortels. La guerre des sexes est une illusion sociale imposée. Nous sommes en guerre, mais contre ce pouvoir de destruction et de haine». Telle est la pensée de Philippe Sollers qui met en garde contre un discours polémique qu’on ne cesse de cultiver et d’alimenter bon gré mal gré. Ces dernières années, le nombre des associations féministes s’est accru si bien qu’on n’arrive plus à comprendre qui combat qui et qui combat quoi.Certes, les mouvements féministes, si différents soient-ils, mènent des combats sur plusieurs fronts pour une cause commune: éradiquer toutes les formes de violence que subissent les femmes. De Women’s Libà Femen, en passant par NPNS (Ni Pute Ni Soumise) et Balance ton porc, les conceptions du féminisme diffèrent d’une époque à l’autre et d’un pays à l’autre. Chaque conception du féminisme défend des thèses, des enjeux et une idéologie,sans rompre pour autant avec les idées passées. D’où viennent ces idées, et comment se sont-elles développées? Répondre à ces deux questions ne semble pas une tâche aisée, surtout qu’il existe une bibliographie abondante sur le féminisme (articles, thèses, essais, conférences…). Cette démarche ne manque pas d’écueils et de risques, puisque le concept de féminisme est tout à fait complexe. C’est pour cela que la réflexion sera développée en plusieurs parties. Dans cette première partie, le choix de la littérature n’est pas sans intérêt, étant donné que la littérature et les travaux théoriques ont contribué à la diffusion et au développement des idées féministes. C’est pour cela que l’écriture féminine fera l’objet de cet article.
La notion d’écriture féminine est tellement ambiguë que les théories divergent quant à son acception. Les théoriciennes de cette écriture, notamment Simone de Beauvoir, Marguerite Yourcenar, Hélène Cixous, Monique Wittig, sans oublier Elisabeth Badinter, Judith Butler et Julia Kristeva ont des réponses différentes à la question du genre en littérature. Il existe d’ailleurs plusieurs travaux qui mettent en avant cette esthétique novatrice et, souvent, révolutionnaire. Pour un élément d’Histoire, l’écriture féminine n’est pas l’exclusivité de cette époque moderne ou celle qui la précède – et nul ne serait en mesure de prétendre d’avoir inventé cette écriture aux couleurs féminines. «Notre époque, écrit Béatrice Dédier, n’a pas inventé l’écriture féminine; elle a toujours existé – et même contre les modèles masculins : depuis Sapho et Héloïse» (L’écriture-femme, PUF, coll. «PUF écriture», 1981, p. 10). À la lumière de la remarque de Béatrice Didier, force est de constater que l’écriture féminine a des racines plus profondes et plus étendues qu’on l’imaginait. L’objectif n’estpas d’écrire l’Histoire de l’écriture féminine depuis d’Antiquité, puisque l’aïeule des écrivaines est bel et bien la poétesse Sapho à laquelle Charles Baudelaire avait rendu hommage : « De la mâle Sapho, l’amante et le poète, plus belle que Vénus par ses mornes pâleurs!» (Charles Baudelaire, « Lesbos » in Les fleurs du mal, Librairie Générale Française, coll. «Livre de poche», 1999, p. 208). Cet article s’efforce de mettre en perspective écriture féminine de l’époque classique et celle de l’époque moderne, voire contemporaine. Il s’agit à vrai dire de valoriser la continuité de l’écriture féminine à travers les temps – tenant compte bien évidemment des distorsions opérées dans l’évolution d’une telle pratique scripturale – pour comprendre ses origines, ses influences, ses mutations et ses horizons.
Mais qu’est-ce qu’on veut dire par « écriture féminine»? La construction même du concept propose d’ores et déjà un certain nombre de préalables. Cette écriture est en fait une pratique purement féminine, c’est-à-dire qu’elle est produite par des femmes. Les recherches dans ce champ (The gender studies) montrent que le fait qu’une œuvre (tous genres littéraires confondus) soit faite par une femme pourrait porter le «gène féminin». En effet, l’écriture féminine a sa manière d'être, de parler, de penser, d'agir. L’écriture féminine est définie comme la manifestation, consciente ou pas, par une auteure, de son sexe biologique, dans sa production littéraire. Pour faire apparaître au grand jour cette écriture, rien de plus juste que de mentionner la conception de la théoricienne Hélène Cixous qui est considérée comme la pionnière en matière de la théorie du genre. Son texte Le rire de la méduse est à cet effet un manifeste qui lance ainsi le fameux concept d’«écriture féminine», ou d’écriture «à l’encre blanche». Dans son essai, Cixous écrit:
Il faut que la femme s’écrive: que la femme écrive de la femme et fasse venir les femmes à l’écriture, dont elles ont été éloignées aussi violemment qu’elles l’ont été de leurs corps : pour les mêmes raisons, par la même loi, dans le même but mortel. Il faut que la femme se mette en texte ― comme au monde, et à l’histoire ― de son propre mouvement (Hélène Cixous, « Simone de Beauvoir et la lutte des femmes», in Le rire de la méduse, L’arc, 1975, p. 39).
Les traces de l’écriture féminine sont par conséquent repérables à traversla manifestation grammaticale de la différence de sexe, dans la langue, entre les individus de l'espèce. Cette écriture qui pourrait être assimilée à une sorte de « fleuron féminin » a également son code normatif intégré auquel il est bien aisé de se référer pour perpétuer l'ancestrale domination des hommes sur les femmes. Autrement dit, cette écriture est la représentation d’un ordre du monde régi par une relation opposant un dominant à un(e) dominé(e). La domination – quel que soit sa forme – est apriori masculine. Les femmes, le plus souvent, intériorisent une vision androcentrique (mode de pensée, conscient ou non, consistant à envisager le monde seulement d’un point de vue masculin). Pierre Bourdieu, dans sa réflexion sur la domination masculine, a montré que « le paradoxe est […] que ce sont les différences visibles entre le corps féminin et le corps masculin qui, étant perçues et construites selon les schèmes de la vision androcentrique, deviennent le garant le plus parfaitement indiscutable de significations et de valeurs qui sont en accord avec les principes de cette vision» (Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Seuil, 1998, p. 39). Il se trouve que cette écriture androcentrique cultive, dans certains cas, la culpabilité d’avoir écrit ou, tout simplement, d’avoir dérogé à l’ordre établi. La culpabilité est liée a fortiori au fait d’avoir libéré son corps, d’avoir permis au désir de prendre son élan le plus majestueux, et d’avoir affirmé ses choix et ses libertés.
Haytham Jarboui
Enseignant-chercheur et chroniqueur littéraire