«N'appelle pas, il n'y a personne»
Youssef Fadel, né en 1949, à Casablanca, est un écrivain marocain, dramaturge, metteur en scène, romancier et scénariste. Il a à son actif plusieurs pièces de théâtre dont La Guerre (1974) qui lui valut d’être emprisonné huit mois, Grandeur et décadence de Marrakech (1980), Le Requin (1987), Les Jours de gloire (1994), Gilgamesh (1997), Les Enfants du pays (2000), Jeux africains (2001), Je traverse une forêt noire (2002) ou encore La Vie à côté (2007). Parmi ses romans citons Aghmat (1989), Le Roi des Juifs (1992), Haschish (prix Atlas en 2000 pour le meilleur livre en langue arabe) et une trilogie entièrement consacrée au règne du roi Hassan II: Un rare oiseau bleu vole avec moi (prix du Maroc du Livre 2014), Un joli chat blanc marche derrière moi, (Paris 2014) et N’appelle pas, il n’y a personne, qui vient tout juste de paraître aux éditions Sindbad /Actes Sud, dans une traduction signée Philippe Vigreux.
Le titre original de ce troisième voletest Farah. Il parut à Beyrouth en 2016. Venant d’un écrivain connu aujourd’hui pour être l’un des plus prolifiques et des plus mordants du monde arabe, l’ouvrage s’étend surles conséquences politico-sociales du système de l’engrenage impitoyable, déclenché par le roi et son sbire, le général Bou Richa, dans le deuxième volet,Un joli chat blanc marche derrière moi. La démarchenediffère guère. N’appelle pas, il n’y a personne, titre inspiré d’une chanson de la Libanaise Fayrouz, est une série d’observations et de flash-backs, écrite à plusieurs voix. La plus importante est celle de Osmane, un jeune homme travaillant avec son père, artisan décorateur, à la fabrication d’un des plafonds de l’opulente mosquée voulue par le roi Hassan II. Presque tout le roman est structuré autour de cet édifice. Symbole éloquent de l’autoritarisme régnant, sa constructionà Casablanca sur une ancienne piscine, « là où les terres s’enfoncent le plus loin dans la mer », se veut un rappel d’une citation du Coran: «Son trône était alors sur l’eau», justifiant ainsi la contribution financière demandée à tous les Marocains y compris les plus démunis.
Le jeune Osmane n’y va pas par quatre chemins pour attaquer cette contribution insidieusement imposée.
«Le gros titre imprimé en vert qui occupe toujours le haut de la première page du journal Al-Sabah capte mon attention : « Citoyens, citoyennes, participez à la construction de la mosquée ! » mais je n’y fais pas trop attention, même si un coin de mon âme s’assombrit chaque fois que ce titre me tombe sous les yeux. Je repense à mon oncle Moustapha qui a refusé de payer son tribut et a été obligé de braquer sa carabine sous le nez des gendarmes. Résultat ? Il est arrivé en fuite avec une balle dans le côté droit.» (p.17)
Dans cette grande fresque sociale, grâce à la voix de Osmane, Youssef Fadel passe allègrement de l’anecdotique au religieux ou au politique. Presque tout y est crûment révélé : la réalité socio-politique du pays,certes mais aussi l’attitude traditionnelle dictée par les conventions sociales :
«Comme tout le monde. Il donne au caïd quand il demande un permis pour creuser un puits, au délégué de quartier quand il commence à creuser et au responsable des eaux potables pour faire venir un tuyau sur son terrain. Le responsable empoche sans aucun tuyau d’eau, potable ou non potable, n’arrive jamais chez lui. Il donne au responsable de l’Office de l’électricité pour faire installer un lampadaire sur son terrain. Le responsable empoche mais le lampadaire se fait toujours attendre.» (pp.134-35)
En réalité, dans ce gigantesque chantier à ciel ouvert où les accidentsmortels et les larcins de toutes sortes se multiplient de jour en jour, il n’existe aucune ferveur religieuse :
«Au milieu de ce chaos, au milieu de ce souk gigantesque, se tenait l’employé (de l’office de l’électricité), montrant d’un doigt désapprobateur les quatre coins du chantier. Tous des tricheurs ! Tous des voleurs qui volaient le cuivre de la mosquée, les serrures des portes et jusqu’aux robinets des toilettes mais qui, quand il s’agissait de travailler, lambinaient alors que l’ouvrier musulman devait être un ouvrier propre et honnête» (p.153)
Dans cet ouvrage Youssef Fadel n’apas manqué de grefferune histoire d’amour entre Osmane et la jeune Farah.Cette dernière, chanteuse novice et pauvre, était venue de la petite ville d’Azemmour, pour chercher fortune à Casablanca comme son amie Naïma :
«Ma copine Naïma m’a dit : « Casablanca est une grande ville. Personne n’y fait attention à personne, personne n’y demande rien à personne. » Elle m’a parlé du yachtoù elle a passé une nuit inoubliable, en pleine mer, avec sa voix qui dansait sur l’eau et semblait faireéchoaux lumières de la grande ville… A Casablanca tu peux faire ce que tu veux de ta vie. » (p.70)
Mais, comme on le devine, dans ce brûlot balisé par tant de réquisitoires virulents, « ce petit brin de chance dont l’homme a besoin en sautant pour atteindre l’autre bord sans tomber dans le gouffre du désespoir» (p.355), n’existe guère. Aspirer à une gloire immédiate, sans heurts, ni souffrance, est tout simplement utopique.Dans ce livre captivant, l’ironie du titre original ‘Farah’, blesse comme le couteau.
Youssef Fadel, N’appelle pas, il n’y a personne, traduit de l’arabe (Maroc) par Philippe Vigreux, Actes Sud, Paris, Sep. 2019, 394 pages.
Rafik Darragi