Quand un psychanalyste juif tunisien dénonce l'aveuglement de la politique israélienne
Il faut absolument lire les Entretiens réalisés par Gérard Haddad avec Marc Leboucher et rassemblés sous le titre «Le Silence des prophètes». Sous cette forme dialogale, Gérard Haddad confie au lecteur ses convictions, sa manière de voir le monde, ses espoirs – et ses désaccords.
Le Silence des prophètes est d’abord, à son ouverture – « Jérémie, reviens, ils sont devenus fous » – une condamnation du renoncement des intellectuels juifs français à leur devoir de vérité, devoir auquel s’est substitué un silence que l’écrivain estime complice face aux dramatiques « exactions quotidiennes de l’armée et des colons, que l’excellent journal israélien Haaretz rapporte régulièrement » (p. 81), exactions commises contre les Palestiniens dans les Territoires Occupés.
Ce mutisme n’est pas seulement pour l’écrivain et psychanalyste juif tunisien une défaillance éthique problématique : il constitue un grave manquement à la tradition prophétique juive, laquelle ne renvoie pas tant à une parole formulée « avant », comme on pourrait l’induire de l’étymologie, « pro phêmê », qu’à une posture de vigilance préventive face aux abus du siècle, et à ce que ces abus font encourir à la destinée future de la communauté.
Car, nous rappelle Gérard Haddad, cette aptitude au maintien de l’esprit critique est ce qui fait la grandeur même du message hébraïque, et son jugement est très fortement déceptif à l’égard de ces « prophètes » modernes tapis dans un étrange devoir de réserve, réserve nourrie en particulier par le traumatisme mémoriel de la Shoah, dont l’effet rebond sera terrible pour les Palestiniens, comme l’avait auguré si lucidement après la victoire de 67 Yeshayahou Leibowitz, dont Gérard Haddad a traduit l’œuvre.
Mais Gérard Haddad ne se contente pas d’exprimer, dans ce franc échange avec Marc Leboucher, son point de vue vis-à-vis d’une intelligentsia juive qui a échangé la substance profonde du judaïsme, son extrême attention à l’altérité, son respect de l’étranger, contre ce nouveau dogmatisme qu’est le culte éthéré de l’Universel – curieuse interface du sionisme. Par ce positionnement, le psychanalyste juif tunisien rejoint d’ailleurs le philosophe antillais Édouard Glissant, qui s’emportait et protestait vigoureusement dès que l’on brandissait l’argument de l’« Universel ». Le courage de ces deux penseurs est commun : il converge en la défense du particulier, du différent, sans que cette différence n’équivaille toutefois à quelque « splendide isolement ». C’est même à l’exact antipode d’un idéal suprématiste ou élitiste masqué sous le label « Particulier » que se situe l’horizon de ce « périphérique de la psychanalyse » qu’est Gérard Haddad. Pointer ce particularisme – « l’essence du judaïsme est de se vouloir particulier », lit-on page 79 – permet, d’une part, de dissiper un « mystère juif », dont l’existence aurait contribué à attiser les haines antisémites, mais d’autre part, d’apporter une belle riposte au nationalisme sioniste pour lequel le judaïsme diasporique – à qui l’on doit pourtant les plus belles délectations intellectuelles de l’Histoire occidentale, arabe et méditerranéenne, fruits de cette composante disséminée et remarquablement diversifiée – constitue ridiculement un repoussoir.
Or c’est à ce judaïsme diasporique qu’appartient Gérard Haddad, tout comme y appartiennent également, on le rappellera, ces écrivains essentiels, si attachants, de la culture maghrébine transnationale – Albert Memmi, Edmond Amran El Maleh, Colette Fellous, Hubert Haddad, pour ne citer que ceux-là. En remettant les pendules à l’heure, l’écrivain met le doigt sur ce péril généralisé que constitue la recrudescence, névrotique dans ses manifestations, des nationalismes fanatiques – « Être nationaliste, faire de la nation une valeur sacrée, n’est qu’une forme d’idolâtrie » (p. 53). Ainsi, son réquisitoire contre la déresponsabilisation des intellectuels juifs et l’aveuglement de la politique israélienne – « le sionisme fait courir un danger mortel au judaïsme » (p. 69) – est renforcé par un plaidoyer en faveur de la reconsidération des liens immémoriaux unissant la communauté juive à des « ennemis » déclarés dans un contexte géopolitique déjà explosif : l’Iran, par exemple, dont Gérard Haddad souligne la grandeur culturelle, reconnaissant dans les Iraniens des « amis millénaires des Juifs ». Comment ne pas saluer ici le courage de cette parole de vérité qui ose aller à rebours du discours dominant en Europe et qui considère comme un impératif éthique la nécessité du discernement, comme « de l’autre côté », les Musulmans éclairés se doivent de faire le départ entre le judaïsme et cette « idéologie devenue détestable » aux yeux de Gérard Haddad : le sionisme.
En plaidant la cause d’une solution binationale – motivée, notamment, par l’actuelle désespérante impossibilité d’une solution à deux États – au Proche-Orient, en revenant inlassablement sur le sujet d’Israël et de la Palestine, G. Haddad nous fait mesurer à quel point ce dramatique « retournement de situation » – « l’ancien persécuté devenant à son tour bourreau » – aggravé par un idéalisme nationaliste de plus en plus endurci, le travaille en profondeur. Le lecteur apprendra que cette conscience critique, l’écrivain la doit à l’influence d’Yeshayahou Leibowitz, érudit juif dont la rencontre à la fin des années 1980 fut décisive. Leibowitz qu’il traduira de l’hébreu au français et qui ne transige pas sur la question de l’injustice et de la vérité, c’est-à-dire sur la question du « sort qu’Israël [fait] subir aux Palestiniens » (p. 41).
La 2ème Partie de ces Entretiens, « Sonate d’une vie », laisse plus amplement place à la question de la foi et à la part biographique du vécu spirituel. G. Haddad y affirme l’inspiration maïmonidienne de son judaïsme – aucune représentation de Dieu, d’où une « théologie dite négative » (p. 63). Il y a, dans ces confidences balançant entre le souvenir heureux des exaltations et les amertumes succédant aux expériences manquées, une tonalité dont l’émotion est portée et nourrie par le doute qui demeure. Au gré d’une quête patiente, surmontant les aléas de la vie, avec toujours le refus de se satisfaire d’une certitude dogmatique, Gérard Haddad semble tenter un bilan, d’où il ne censure ni les errements, ni les ajournements. Sans doute, nombreux sont ceux qui aimeraient se reconnaître dans un tel parcours, alliant l’expérience d’ingénieur agronome en Afrique et l’exercice de la psychanalyse, l’écriture, l’étude des grands textes bibliques et la traduction, l’amour de la Tunisie, son pays natal, la passion pour la musique classique et l’attirance pour l’Italie, patrie de sa chère Antonietta. Cet archipel de savoirs et de curiosités exaltées, habitat propice à la « conversion esthétique », est peut-être la véritable patrie spirituelle de ce quêteur invétéré de vérité dont la moindre des qualités n’est pas cette porosité étonnante acquise au cœur du creuset cosmopolite de son enfance et de son adolescence tunisiennes, Tunis où il écoute Jankélévitch et Michel Foucault, et où il s’initie au répertoire classique. Cet emmêlement d’ethnies, de religions – il découvre la Bible hébraïque « grâce à une chrétienne » (p. 97) – et de langues, il n’aura de cesse, au fond, d’en recomposer l’audacieuse étrangeté dans le champ intellectuel : lorsqu’il redéfinit l’hypothèse freudienne majeure du parricide en lui substituant celle du fratricide, lorsqu’il reformule les grandes questions de la psychanalyse en les mettant à l’épreuve du vécu et de la souffrance psychique de ses patients, lorsqu’enfin il met en doute les traductions des grands Livres et oblige à réinterroger la lettre du texte sacré pour en revivifier l’esprit – « Je continue de penser que la version canonique des Évangiles en grec comporte de graves erreurs de traduction d’un texte original perdu ou détruit, écrit en hébreu » (p. 102). En mettant la « psychanalyse en tension avec la Bible et la grande bibliothèque hébraïque (Talmud, Midrash, Maïmonide) », il cristallise l’héritage de Lacan, qui fut son maître, en le passant au filtre de sa culture particulière. Un tel transfert produit ce positionnement d’électron libre qui revigore la démarche psychanalytique à la source hébraïque – « Lacan », rappelle-t-il, « souhaitait que l’on interroge le judaïsme » (p. 142). Parce qu’il faut prendre le risque de dire la vérité sans rien refouler, et tenter de ne « rien céder sur son désir » (Lacan)...
Peut-être faudra-t-il attendre encore un peu avant que G. Haddad, qui ouvre déjà la voie dans le remarquable essai paru en 2018, «Ismaël & Isaac ou la possibilité de la paix» (Premier Parallèle) – ne mette plus ouvertement son grand talent d’analyste au service d’une question rarement abordée, et sans doute encore longtemps taboue : celle de comprendre pourquoi, dans les pays musulmans de tradition juive millénaire, la culture juive – non pas la religion mais la culture dans la complexité de ses composantes et son extraordinaire particularité, justement – demeure si inaccessible en réalité aux Musulmans, et pourquoi il faut attendre que des auteurs au programme des études en Humanités fassent advenir chez les jeunes chercheurs ce besoin de comprendre, de découvrir cet Autre toujours mis à distance et séparé derrière le voile de la différence confessionnelle. C’est ce défi-là, passage à vivre en dialogue ouvert, que devront lever ceux dont le souci premier est précisément de s’ouvrir à l’autre, de questionner encore pour offrir quelque chance à une connaissance partagée de nos altérités communes.
Samia Kassab-Charfi