Férid Ben Brahim: L’explosion de la dette publique tunisienne a son origine dans l’ample déficit budgétaire de 2012 à 2014
L’origine de l’explosion de la dette publique tunisienne est d’abord et surtout endogène: le déficit commercial de la Tunisie avoisine actuellement les 20% du PIB alors même qu’il était inférieur à 10% avant 2010. Ce sont aujourd’hui, plus de 73 milliards de dinars de déficit commercial qui se sont cumulés (2014-2018).
Pour les facteurs qui permettent de redresser la situation, même si le tourisme en 2019 a permis d’oublier les années sombres 2015-2017; il ne comble qu’en partie la mauvaise performance des exportations de biens. Les transferts des tunisiens à l’étranger (RTE) se sont aussi améliorées en 2019 tout comme les IDE, mais le recours à l’endettement extérieur reste la variable d’ajustement et c’est cela qui explique le phénomène décrit ci-dessous.
La dette intérieure qui s’accroit aussi est, quant à elle, guidée par le déficit budgétaire qui passe de 1% en 2010 (en réalité un excédent déguisé en déficit) à 6,9% en 2013 et 6,1% en 2017.
Le niveau d’endettement public devient inquiétant
La Tunisie a connu ces cinq dernières années une hausse spectaculaire de sa dette publique tant intérieure qu’extérieure. Ce doublement de la dette exprimée en dinars est essentiellement le fruit de la dette extérieure qui progresse annuellement en moyenne de 50% sur la période. Cette croissance provient de la forte hausse du volume d’endettement mais aussi de l’effet de change.
A un niveau d’endettement extérieur public de 24,8 milliards de dinars fin 2014, nous ajoutons un effet de change de 21,8 milliards de dinars qui se subdivise ainsi:
A ceci, nous ajoutons un effet de « volume » de la dette publique extérieure qui s’élève à 14,1 milliards de dinars.
Ce qui nous ramène naturellement au chiffre de 60,7 milliards de dinars à la fin du 1er trimestre 2019 (voir le graphique ci-dessous).
Une dette publique intérieure maitrisée
Le problème de la dette tunisienne n’est absolument pas sa partie intérieure qui reste parfaitement sous contrôle et qui a même tendance à reculer, en % du revenu brut intérieur, au vu des chiffres annuels durant la période 2014-2018 avec une légère remontée en mars 2019.
Une dette publique extérieure qui explose
Le principal souci vient de la dette extérieure. En 2014, cette dette représentait 31% du Revenu National Brut de la Tunisie et au 31/12/2018 elle passe à 57%.
Le remboursement de cette dette pèse de manière continue et croissante comme un prélèvement de plus en plus lourd sur le Revenu National Brut du pays (passant de 8% à 16,2% avec un pic de 19,8% fin mars 2019).
L’autre facteur d’inquiétude est qu’une partie, sans cesse croissante au fil des ans, de la nouvelle dette contractée est consacrée au remboursement de l’ancienne dette.
Une structure de la dette moins diversifiée qu’il y a 5 ans
La structure de la dette tunisienne n’est pas une surprise. Au 30 mars 2019, elle révèle la place presque majoritaire de l’euro, suivie par le $ américain et le yen japonais.
En tendance sur les 5 dernières années, l’euro renforce sa position (passant de 43% en 2014 à 48% en 2019), le yen recule de moitié (passant sur la même période de 16% à 11%) et l’US dollar conserve la même part à 28%.
Bouleversement de la structure de la dette
La Tunisie peut avoir recours à plusieurs sources de financement extérieur. Si elle emprunte directement auprès d’un pays en particulier, nous sommes dans le cas d’un endettement bilatéral. Ce type d’endettement est passé de 22% en 2014 à 13% en 2018 de la dette extérieure totale. Cette baisse incombe principalement à la baisse de la part de la France et du Japon dans ce type de dettes.
Les sources d’endettement multilatérales représentent des dettes prises auprès de banques d’aides régionales comme la BERD, la BAD, la BEI le FADES, le FMI et d’autres moins importantes. La part de cette catégorie dans l’endettement total reste stable passant de 49% en 2014 à 50% en 2018. Les éléments significatifs sont la baisse de la part de la BAD de 17% à 14%, de la BEI de 5% à 3% tandis que le FMI progresse de 7,5% en 2014 à 9,5% en 2018 et la BERD de 14,5% à 17%. Ces évolutions n’ont pas de significations stratégiques pertinentes, elles sont le reflet des lignes ouvertes par ces institutions qui diversifient leurs emplois régulièrement.
L’évolution de la part du financement souscrit directement par la Tunisie sur les marchés internationaux est, quant à lui, significatif. Par le passé, la République tunisienne a eu accès aux marchés financiers internationaux par le biais de plusieurs emprunts bancaires internationaux souscrits, qu'elle a directement signés, ainsi que par un certain nombre de placements en obligations et de placements privés (libellés en yen japonais, en dollars américains et en euros). Elles furent émises par la Banque Centrale de Tunisie, en qualité de mandataire, pour le compte de la République tunisienne. Cette partie est très sensible à la notation des agences internationales et de manière générale à la perception que les marchés internationaux ont de la situation intérieure tunisienne. Cette part passe de 29% en 2014 à 37% en 2018 avec, selon les années, une part de hausse plus importante sur le $US (en 2015 et 2016) et une part de progression plus forte pour l’euro en 2017 et 2018.
La dette relative aux marchés financiers est en général d’échéances plus courtes que les dettes bilatérales et multilatérales et entrainent donc un calendrier du service de la dette plus serré comme en témoigne le calendrier des échéances 2019 à 2024 du service de la dette. Ainsi, les années 2021 et 2024 seront particulièrement chargées en dollar pour 2021 et en euro pour 2024.
Pour les sorties sur les marchés financiers internationaux, six émissions datant d’avant 2011 ne sont pas encore arrivées à échéance. Il s'agit de quatre émissions sur le marché japonais (en 2000, 2001, 2003 et 2007) qui totalisent 95 milliards de yen, une émission sur le marché américain en 1997, de 150 millions de dollars et une émission sur le marché européen en 2005 de 400 millions d'euros.
Après 2011, les premières émissions étaient garanties par les USA et le Japon. En effet, trois sorties sur le marché obligataire américain (en 2012, 2014 et 2016) étaient garanties par l'USAID pour un montant total de 1,485 milliard de dollars. La JBIC a garantie trois émissions sur le marché japonais (en 2012, 2013 et 2014) totalisant un montant de 97,4 milliards de Yen.
En ce qui concerne les émissions sans garantie, la Tunisie a eu recours à deux reprises au marché américain. La première était en 2015 pour un montant d'un milliard de dollars et la seconde en 2017 pour le même montant. Du côté du marché européen, il s'agit de deux sorties en 2017 et 2018 pour respectivement 850 et 500 millions d'euro. Notons que récemment en Juillet 2019 l'Etat Tunisien a émis des euros-bonds pour une valeur de 700 millions d'euros.
La Tunisie n’a jamais rééchelonné sa dette et devrait continuer sur la voie de la crédibilité vis-à-vis des marchés. Cependant, les années difficiles qui nous font face et notamment 2021 et 2024 devraient inciter les pouvoirs publics à négocier d’ores et déjà un emprunt long, de source bilatérale de préférence, qui servira de crédit relais sur la période 2020-2025.
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Férid Ben Brahim
Directeur général de l’AFC