Sadok Belaïd: La Tunisie a-t-elle besoin d’un Kaïs Saïed? (Album Photos)
Les caprices des électeurs tunisiens ont porté en tête de liste des candidats au premier tour de la présidentielle un universitaire connu et respecté, M. Kaïs Saïed. Les maladresses du gouvernement, auquel apparemment certains juges croient devoir ne rien lui refuser, ont conduit en prison M. Nabil Karoui, un publiciste, fort controversé par ailleurs, mais fermement soutenu par nombre de modestes gens dont, depuis longtemps, il s’est fait les obligés, et dont la gratitude l’a porté en deuxième position sur ladite liste des présidentiables.
La naïveté légendaire des Tunisiens leur a fait la mauvaise surprise de les mettre dans la situation dramatique des marins qui, aux abords du détroit de Messine, se trouvaient, selon la légende homérique, périlleusement ballottés entre deux dangereux écueils, Charybde et Scylla. La question que ces électeurs ruminent amèrement depuis le premier tour est de savoir auquel des deux improbables finalistes ils donneront leurs suffrages et leur mandat pour redresser leurs affaires si mal en point depuis bientôt dix années, et si mal conduites par des champions de la combine et la rapine.
Le fatum –chez nous, la kodra – mais aussi l’absence d’un minimal sens de la responsabilité – a châtié les Tunisiens en leur donnant à choisir, comme l’âne de Buridan, entre deux candidatures parfaitement antinomiques et inconciliables : Saïed/Charybde et Karoui/Scylla. La majorité des Tunisiens ne se rend pas compte de la gravité de la situation dans laquelle ils se sont ainsi trouvés. Des deux cas, cependant, le plus délicat auquel on doit prêter la plus grande attention est, selon nous, celui de M. Kaïs Saïed. Nous lui consacrons donc la présente chronique.
A - Pour faire simple, disons que l’enjeu fondamental des élections présidentielles et législatives est la définition des moyens du redressement des institutions de gouvernance nationales de manière à donner à ce pays de meilleures chances de « sortir du fossé » et pour aborder le « rivage du salut ». Depuis 2011, les élections qui se sont succédé (2011, 2014, 2018) ont déjà donné à penser que la confiance de la population en ses institutions gouvernantes s’est graduellement, mais continuellement, dégradée. Les élections de 2019 en cours ont sonné le glas du système et de l’ensemble de ses institutions, notamment les partis politiques, qui ont reçu un affront si humiliant qu’ils ne s’en sont pas encore relevés. Mais, ce qui est remarquablement nouveau, c’est que cette fois-ci, les Tunisiens se sont trouvés en face d’un antisystème qui s’est révélé être si puissant que, dans les résultats du premier tour de la présidentielle, il ne leur a laissé qu’une chance très réduite de trouver une petite place au soleil dans la prochaine mandature, et qu’il les a même contraints à solliciter des deux candidats heureux de bien vouloir accepter leur soutien électoral…
Hélas !, et en dépit du sort déplorable des aficionados de l’ancien système, une tout autre très grave question se pose: l’antisystème représenté ici par M. K. Saïed est-il bien meilleur, bien plus prometteur que celui qui vient de s’écrouler ? Pour notre part, nous en doutons fortement en raison des sérieuses réserves que nous avons au sujet de notre premier «lauréat».
Questions de forme
A - Ses partisans ont magnifié les qualités humaines et morales de M. K. Saïed et ils le font tout à fait à juste titre, surtout que ces qualités sont aujourd’hui plutôt rares dans la présente génération de politiciens de ce pays. Pour autant, il faut relativiser ces mérites car, à bien y réfléchir, en politique – comme, du reste, dans toute autre activité -, être honnête ne représente que le Smig et ne prédispose pas particulièrement à l’accession aux honneurs de la magistrature suprême dans une démocratie.
B - Mais il y a plus inquiétant dans cette personnalité: d’abord, la folie des grandeurs, la propension déclarée à la mégalomanie, qui semblent le posséder.
- M. Saïd le dit à haute voix : à l’élection présidentielle, il se présente, et c’est tout. Sur l’arène, il n’est en compétition avec personne et aucun candidat ne peut se mesurer à lui: un excès de suffisance ou de mépris ? Peut-être les deux, mais surtout ce refus de la confrontation d’égal à égal avec les autres candidats désignés par les mêmes électeurs qui l’ont porté au sommet du podium est une grave atteinte au principe démocratique, le principe de la compétition électorale.
- Plus que cela : M. Saïd dit qu’il n’a besoin d’aucune consécration même venant du peuple, ni ne sollicite aucun vote : il ne compte même pas voter pour lui-même ! Est-ce là un défi au peuple ou une excessive et maladive confiance en soi ? Dans un cas comme dans l’autre, ce n’est là qu’une déplaisante manière de dévaloriser ce bon peuple, auquel pourtant le « Guide » reconnaît tout le pouvoir souverain, car « le peuple veut »…
- Le défi au peuple s’étend a fortiori à ses institutions, aussi bien politiques que constitutionnelles. Les partis politiques? Ils sont tout le mal (cela ne rappelle-t-il pas le slogan «le clanisme, c’est de la trahison» ?) et de ce fait, ils doivent céder la place à d’autres institutions plus aptes à exprimer fidèlement la volonté du peuple. Les structures établies par la Constitution ? Elles feront l’objet d’une révision radicale qui touchera aussi bien le droit électoral que la fonction législatrice. Selon cette doctrine, il faut aussi simplement et hégéliennement retourner le pouvoir actuel pour le remettre sur pied, c’est-à-dire partir de la base (la municipalité) pour faire remonter la volonté du peuple vers le sommet de l’Etat (symbolisé par le palais du Bardo), le chef de l’Etat n’ayant pour fonction que celle qui consiste à donner au peuple les moyens de réaliser sa volonté: une aimable pagaille appelée en un rien de temps à se transformer en une redoutable anarchie. Sur les deux points évoqués dans ce paragraphe, manifestement, l’esprit d’un défunt chef voisin rôde autour de certains penseurs en mal d’une troisième voie…
C – Toujours, au sujet de la personnalité de notre premier lauréat, tous les Tunisiens ainsi bien que beaucoup d’observateurs étrangers ont relevé sa tendance intrigante à cultiver le secret, à entretenir le mystère : son portable est toujours aux abonnés absents ; non seulement le contact avec le chef lui-même est impossible mais encore il est quasiment impossible même avec les membres de son « inner circle ». M. Saïd refuse aussi très souvent -c’est un euphémisme - de donner des interviews aux journalistes tunisiens. Pour ce qui est de la télévision, il privilégie systématiquement et généreusement les chaînes étrangères au mépris de la législation nationale et des principes d’égalité de traitement auxquels ont droit les organes de presse en général. Ce comportement est très, très étrange, non pas seulement au regard des normes de la société moderne mais aussi au regard du credo en l’importance du contact direct et continu avec l’opinion publique entretenu par notre «nominé» lui-même. Pourquoi donc ce mutisme, cet enfermement sur soi, cette posture momifiée et ce regard perdu, d’autant plus regrettables qu’ils ont suscité nombre d’interrogations sur leur signification et sur leur persévérance, qui ont inquiété même l’un de ses anciens maîtres…
Tout ce qui précède concerne la forme. Mais en fait, il y a bien d’autres inquiétudes bien plus profondes et qui portent sur le fond. Il faut les passer en revue dans ce qui suit.
Questions de fond
De nombreuses interpellations, mitigées d’une grande inquiétude, ont été déjà adressées à notre « premier prix ». Elles n’ont cependant pas épuisé la matière ni surtout reçu les réponses rassurantes. Pour notre part, nous nous limiterons à en évoquer ici trois questions.
A - Une présidence, pour quoi faire ? C’est la question centrale que les Tunisiens de toutes tendances se posent aujourd’hui et à laquelle ils attendent une réponse sérieuse, détaillée, concrète et réalisable. La langue de bois, les tergiversations et les promesses vagues ne sont plus de mise, surtout dans un pays qui, durant des années, a attendu dans la misère et la désespérance. Tout ce qui, donc, ne répond pas strictement à ces exigences sera considéré par ceux qui n’ont pas fini d’attendre comme de vaines promesses démagogiques et sera de nature à provoquer à plus ou moins court terme des réactions de colère aussi incontrôlables que redoutables.
Nous noterons que parmi les causes de la bérézina des partis politiques lors des dernières élections, se trouve en première ligne leur incapacité à présenter à leurs électeurs des programmes valables et crédibles de relance et de développement économiques et sociaux. M. Saïd fera-t-il ici exception et portera-t-il aux Tunisiens le miracle tant attendu ? Nous pensons, hélas — et trois fois hélas — que ce ne sera nullement le cas! Non seulement il ne va rien apporter, mais encore, il le proclame explicitement. M. Saïed a annoncé au peuple tunisien qu’il ne lui apporte rien d’autre que les moyens juridiques qui, selon lui, permettront à ce peuple «qui veut » de formuler ses volontés et les concrétiser par ses propres efforts. Quels sont donc ces nouveaux « moyens juridiques », et comment seront-ils élaborés, adoptés et réalisés ? Comment ce cadre juridique original sera-t-il mis en place ? Combien de temps cela prendra-t-il ? Par quels mécanismes constitutionnels et par quelle majorité législative sera-t-il adopté ? Quelle maîtrise juridique (constitutionnelle, en premier lieu) et politique de tout ce processus ? M. Saïed sera-t-il capable de mettre en œuvre, lui qui ne dispose d’aucune ceinture politique et même en récuse ostensiblement le principe ? Comme il a été dit plus haut, tout cela sent fortement l’utopisme et l’improvisation du populisme à la ‘Qadhdhâfî’, qui a si mal tourné !...
B – Quel programme ? Si M. Saïed a réellement écouté la voix du peuple, il aura compris que celui-ci a urgemment besoin d’égalité, de justice et d’équité sociales, de sécurité, de création d’emplois, de meilleurs services de santé et de prestations sociales, d’une beaucoup plus grande justice et égalité et d’une beaucoup plus grande considération pour la femme, d’un enseignement public (ou privé) de meilleure qualité pour tous, de la promotion d’un solide Etat de droit, d’un système judiciaire plus indépendant et lavé de toutes formes de corruption, d’une administration plus efficiente, de l’élimination de l’économie parallèle et de ses barons, de la protection de la jeunesse de la déviance, de la drogue, de la désespérance, etc.
Tout cela se fait dans le cadre de programmes concrets, scientifiquement élaborés et planifiés et non pas de divagations, religieuses, idéologiques, identitaires ou autres, et aussi vides que le cœur de la mère de Moïse. M Saïed doit donc comprendre que la non-satisfaction de toutes ces attentes aura de lourdes et très négatives conséquences et vaudra au nouveau pouvoir le sort que les électeurs ont déjà réservé aux cliques du pouvoir qui l’ont précédé…
C – Quels moyens d’action ? C’est cette question qui nous inquiète le plus fortement et qui, compte tenu de l’expertise constitutionnelle du candidat, nous plonge dans les lancinantes interrogations sur le sérieux et la lucidité de ses propos. Car enfin, M. Saïed sait bien que la Tunisie s’est dotée d’une Constitution et dispose de tout un système politique et juridique qui vaut ce qu’il vaut, certes, mais qui a au moins le mérite d’exister, de mettre une certaine cohérence dans l’ensemble du système normatif du pays et, malgré tout, de lui donner une certaine crédibilité. Comment donc le nouveau système (ou plutôt le nouvel antisystème) va-t-il procéder pour mettre en chantier ses projets (lesquels ? Combien sont-ils, quelle ampleur ?...) qui jusque-là ne sont que chimères et mirages? Sur quelles forces politiques va-t-il s’appuyer, alors qu’il les rejette toutes ? Quelles coalitions politiques serait-il capable de former, alors qu’il les récuse toutes ? Va-t-il commencer par abattre l’édifice actuel pour en construire un tout nouveau, conforme à ses plans architecturaux ? Quels moyens de conviction pourrait-il utiliser pour emporter l’adhésion d’une majorité qui soit solide, fidèle, et, comme lui, chauffée par la foi ? Quels rapports le Président aurait-il avec un gouvernement constitué et contrôlé par le Parlement, ces deux organes n’ayant pas nécessairement la même conception de la politique générale de l’Etat que le Président ?
Mais surtout, qu’il ne compte pas sur la jeunesse qui a voté pour lui, car elle se sera éparpillée, elle se sera délestée de ses illusions et de ses rêves et, comme l’a très justement prévu Herbert Marcuse, elle se sera embourgeoisée, c’est-à-dire contaminée par le pouvoir….
Un conseil qu’il nous peine d’être forcé de donner à un ancien collègue, par ailleurs plein d’honnêteté et de bon vouloir de servir ce pays : l’homme sensé doit éviter de jouer avec le feu!
Sadok Belaïd