Mais où est passé l'Etat ?
En 1992, le locataire de la Maison-Blanche s’appelait George Bush Sr. Dans 18 mois, il briguera un second mandat. Tout souriait à cet ancien patron de la CIA venu sur le tard à la politique. Depuis son élection, il engrangeait les victoires diplomatiques et militaires : la chute du mur de Berlin, l’implosion de l’Union Soviétique, la guerre contre l’Irak. Les Etats-Unis étaient au summum de leur puissance. Sauf que sur le plan économique, le tableau était moins reluisant. Le chômage repartait à la hausse, le déficit budgétaire se creusait, la récession pointait du nez. Super-favori au départ, George Bush Sr sera battu à plate couture par un illustre inconnu, Bill Clinton, alors gouverneur de l’Arkansas. Conseillé par un directeur de campagne génial, il centrera sa stratégie de conquête du pouvoir sur l’économie, talon d’Achille de Bush, avec un slogan qui passera dans la postérité : « It’s the economy, stupid» (c’est l’économie, imbécile), alors que le président sortant, sûr de lui, mettait en avant ses succès politiques et militaires qui, apparemment, n’intéressaient personne.
C'est le bilan économique désastreux qui a fait tomber aussi Youssef Chahed à l’élection présidentielle. Il a eu beau souligner l’amélioration de la situation sécuritaire, le retour des touristes, ce que l’électeur retiendra de lui, c’est la baisse de la croissance; c’est le taux d’endettement qui a atteint des niveaux inégalés; c’est la montée du chômage ; c’est la flambée des prix des denrées alimentaires.
La sanction ne tardera pas: à peine deux cent mille voix à l’élection présidentielle, et une cinquième place humiliante. L’électeur tunisien n’est pas différent de l’Américain. Il ne voit pas plus loin que son portefeuille. Chahed entraînera dans sa chute Mourou et Zbidi, pourtant donnés pour favoris, le premier parce qu’il était soutenu par Ennahdha, le second, présenté comme le deus ex machina du pays par un lobby puissant. Ils se verront brûler la politesse par deux novices en politique que personne n’attendait il y a quelques mois. Nabil Karoui, un mélange de Robin des Bois et de délinquant en col blanc, et Kaïs Saïed, un illuminé énigmatique. Deux personnages atypiques dont la réputation sent le soufre et qui en d’autres temps auraient fait partie des candidats fantaisistes. Les voilà donc sur le podium postulant à la magistrature suprême avec de sérieuses chances de succéder à un homme qui a mis cinquante ans pour y accéder.
Nous avons organisé sept élections en neuf ans, usé huit gouvernements et des centaines de ministres pour finir par être acculés à choisir entre le mauvais et le moins mauvais, entre la peste et le choléra. Autant les élections de 2014 avaient suscité des espoirs, autant celles-ci risquent d’ajouter le désarroi au désenchantement général.
A vrai dire, la Tunisie est devenue ingérable avec cet écheveau de problèmes difficiles à démêler. Qu’il est loin le temps où les Egyptiens se tournaient vers les Tunisiens à chaque fois qu’ils se trouvaient en butte à des problèmes inextricables. Un slogan avait fait florès «الإجابة تونس» (la solution, c’est la Tunisie). Aujourd’hui, c’est nous qui avons besoin de leurs lumières. Le pays sombre dans la déraison, sans grand espoir de s’en sortir.
L’effervescence révolutionnaire est loin de s’atténuer, perpétuant un climat de tension permanent. En Europe, le capital sympathie a été dilapidé. On est passé de l’admiration à la commisération. Nous avons quelque 200 partis. Mais le plus important n’est pas celui qu’on croit, c’est le parti de la peur. Tout le monde a peur des lendemains qui déchantent. Plus que jamais, la Tunisie est grosse d’évènements graves. Comment les partisans de Saïed ont-ils fait pour inscrire en deux journées, un million de personnes sur les listes électorales sans attitrer l’attention des agents de l’Isie ? Comment Karoui a mis en place toute cette logistique pour mener à bien «ses activités caritatives» sur l’ensemble du territoire pendant plus de trois ans sans être gêné le moins du monde ? Pourquoi les chaînes hors-la-loi ont continué d’émettre ?
Les Tunisiens ont eu leur vote-sanction. Mais à quel prix. Le pays bruit de toutes les rumeurs. On parle de sociétés secrètes, de lobbies. Les théories complotistes font leur réapparition. Les forces centrifuges, longtemps marginalisées, ont désormais pignon sur rue. Il y a comme une ambiance de fin du monde. Où sont passées les autorités ? On est tout simplement face à ce que les communistes appelaient le dépérissement de l’Etat. A quand le Grand soir ?
Hédi Béhi