Hommage à ... - 02.10.2019

Décès de Roger Bismuth : Il avait protégé sa communauté, juive, et défendu son pays, la Tunisie

Décès de Roger Bismuth : Il avait protégé sa communauté et défendu son pays, la Tunisie

Knorr, Gilette, L’Oréal et autres grandes marques, c’est lui. Roger Bismuth qui vient de s’éteindre à l’âge de 92 ans aura été derrière leur leadership sur le marché tunisien. A la tête du groupe qui porte son nom, structuré par pôle d’activités, de la distribution à l’industrie, de l’alimentaire aux cosmétiques, il a su bâtir en près de 70 ans d’activité professionnelle un des plus grands groupes de Tunisie, et des plus discrets également.

Roger Bismuth aurait bouclé ce 6 novembre 2019, ses 92 ans. Cet enfant de La Goulette où il était né en 1926, dans une famille juive tunisienne profondément ancrée depuis de longs siècles dans ce pays pluriel a toujours été bâtisseur, défenseur et passionné. Membre du bureau exécutif de l’UTICA (et il y sera d’une grande sagesse et pondération au lendemain du 14 janvier 2011), co-fondateur de la Chambre Tuniso-Américaine du Commerce (TAAC - AmCham), Membre de la Chambre des Conseillers (Sénat tunisien) et longtemps président du Comité des Juifs de Tunisie, il se fusionnait tout entier dans ses multiples statuts. La silhouette fine et élancée, toujours dans l’élégance des grandes marques des cosmétiques, mais très naturellement sans en forcer les signes et un grand sourire. Derrière l’homme d’affaires et l’homme public qui finissait par arrondir les ongles, ne peuvent s’effacer ni sa grande urbanité d’enfant du pays, ni son cœur généreux. A chacun, il avait toujours un mot gentil. Et encore, un grand sourire.

Bâtisseur

Dès l’âge de 14 ans, Roger Bismuth n’avait pas hésité à se joindre aux maçons maltais, italiens, français et tunisiens pour gagner sa vie et apprendre les rudiments du métier. Mettant le pied à l’étrier, il lancera bientôt sa propre entreprise de BTP puis s’installera dans l’industrie et la distribution des produits cosmétiques et les parfums ainsi que ceux d’hygiène et de grande consommation. L’un de ses vaisseaux d’amirauté sera le Laboratoire Industriel de Produits de Parfumerie (LIPP), installé au centre-ville de Tunis, dans un petit local de 150 m2. Dès 1964, le partenariat historique qu’il scellera alors avec l’Oréal, démarrant par la distribution en Tunisie d’une gamme réduite de produits à des quantités très modestes donnera plus tard à son groupe une nouvelle et grande dimension. En rachetant Garnier en France, en 1970, l’Oréal activera son partenaire tunisien et lui confiera la production d’une gamme de produits de la marque. Le petit laboratoire du centre-ville s’installera alors à la Charguia, sur la route de l’Aéroport de Tunis-Carthage et la saga commence. Le reste suivra.

Mais, comme il fallait penser à la transmission, Roger Bismuth s’y était bien préparé. En août 2018, L’Oréal, n°1 mondial de la beauté, a annoncé qu’il a pris une participation de 49% dans le capital de la société Lipp Distribution à Tunis, son partenaire de plus de 50 ans. «Ce partenariat renforcé permettra de poursuivre et d’accélérer le développement des marques de L’Oréal en Tunisie. C’est une marque de confiance de notre partenaire dans le potentiel de notre pays», commentera Roger, non fierté.

La méthode Bismuth dans les affaires est rigoureuse : détermination, qualité et respect des engagements. Rien n’est laissé au hasard, tout est rationnel et rationnalisé. La présence de ses enfants (mais tous étaient ses fils et ses filles) à ses côtés aura été un grand atout pour lui. Il exigeait beaucoup d’eux, sans rien leur tolérer en passe-droits. Jacqueline, Michèle et Stéphan (décédé prématurément), particulièrement, ont été constamment sur le pont, vent debout. Jacqueline parviendra finalement à retrouver ses grandes passions : écrire et faire de la cuisine. Elle saura les marier et son restaurant L’arbre à Couscous deviendra rapidement un haut lieu de la gastronomie tunisienne ancestrale.

Cette application studieuse des bonnes règles et procédures n’exclut pas des relations personnelles chaleureuses. Du simple vendeur dans un débit de tabacs, au chef de rayon dans un supermarché, aux agents de l’Administration publique et aux autorités, il n’y a pas que la vente et les affaires, le sourire est essentiel.

Défenseur

D’abord de sa communauté de confession israélite. Roger Bismuth devait assumer cette lourde et délicate charge. Plus qu’une mission de représentation, un statut naturel d’incarnation, portant sur les épaules une très longue histoire du vivre-ensemble, dans la relation à l’autre et l’amour du pays. Roger Bismuth a dû longtemps marché sur des œufs. Pour ne pas froisser les autorités, ni abandonner ses coreligionnaires dans leurs droits et surtout leur statut de tunisiens à part entière. Face à des actes antisémites, il ne pouvait ni se taire, ni faire beaucoup de vacarme, en Tunisie et à l’étranger. Avec Ben Ali, il savait trouver le juste ton et régler toujours le moindre problème surgissant. Mais, l’avènement des nouveaux pouvoirs sous la Troïka lui donnera du fil à retordre, surtout avec le fanatisme des extrémistes violents. Roger Bismuth a pu gagner l’attention et l’estime du chef d’Ennahdha, Rached Ghannouchi. Que de fois avait-il été le voir dans son bureau au cinquième étage du siège à Montplaisir. Le plus souvent en tête-à-tête, mais parfois, début 2011, en présence de Hamadi Jebali.

 

Et que de questions réglées, d’incidents évités et de soucis apaisés. Ghannouchi lui réservait le meilleur des accueils et se plaisait à l’interroger sur sa lecture de la situation. Il savait que Roger est très respecté, en plus du monde des affaires, dans la communauté juive internationale et le chef des islamistes avait besoin de son bon témoignage.

Tout l’art de Roger Bismuth consistera à défendre ses principes et ses coreligionnaires, sans concession, mais loin des médias et du buzz. Il y parviendra.

Sa réussite sera complétée par son engagement en faveur de la Tunisie et son rayonnement dans le monde. Avant de défendre les juifs de Tunisie, il a toujours défendu d’abord la Tunisie. Que ce soit dans les instances internationales juives, en sa qualité de membre fondateur de la Chambre de Commerce tuniso-américaine (AMCHAM) et de membre du bureau exécutif de l’UTICA, très impliqué dans les relations internationales, Roger aura été le porte-drapeau du pays.

Passionné

Tout ce que Roger Bismuth avait fait, c’était avec et dans la passion. Aimable, il savait aimer. Amoureux, il l’était de tout. De sa famille, de sa communauté, de son pays, et de son travail. Dans cette relation proche et affectueuse, il intégrait ses collaborateurs, ses clients et ses partenaires.

Incontournable tout au long de ces dernières décennies, Roger Bismuth sera difficilement remplaçable. Pour nous tous.

Taoufik Habaieb