Mohamed Bouanane - Abstention et Vote-sanction: Le double refus de la caste et de son système politique
Le résultat de l’élection présidentielle constitue un camouflet et un cinglant désaveu comme réponse à la faillite de ceux qui ont façonné le pouvoir à leur mesure et à ceux qui l’ont exercé depuis les élections de 2011 avec l’objectif de l’accaparer en instaurant une baronnie soit familiale, soit idéologique d’ordre divin.
Un carton rouge sans concession à tous ceux, parmi la majorité et l’opposition, qui se sont distingués par leur arrogance, médiocrité, incompétence, clientélisme, vulgarité, irresponsabilité..., voire par leur loyauté à l’argent sale et aux intérêts étrangers. Certains, partie prenante du pouvoir actuel, ont essayé de remettre en cause l’intégrité des résultats du premier tour de l’élection présidentielle.
Bref, c’était un double rejet d’une caste politique, au sens large, qui cherche à exercer le pouvoir pour son bien-être et celui de ses clients.
Les origines de la débâcle
Le peuple tunisien se nivelle par le bas, à cause de ses gouvernants essentiellement, et ce depuis plus de trente cinq ans au moins. Pendant neuf ans de l’«ère post révolution», la maison Tunisie brûle et son élite, en particulier politique et syndicale, arrose le gazon (le sien) pour mieux profiter de la vie. Beaucoup de citoyens et de forces vives de bonne volonté ont jeté l’éponge, tellement la situation du pays empire tous les jours à vue d’oeil.
Les Tunisiens, ballottés de gauche à droite, et de droite à gauche, ont avalé les promesses les plus extrêmes; d'un côté le paradis dans l'au-delà, et de l'autre côté, le paradis sur terre. Ils ont vécus, pendant presque neuf ans, déchirés entre ces promesses saugrenues - le miracle promis par des prophètes-commerçants arrogants, et les mensonges diffusés par des charlatans membres d’une certaine opposition politique et syndicale.
Sur le plan socio-économIque, les nouvelles ne sont guère meilleures. La reprise économique est modeste et fragile dans un contexte incertain (volatilité des cours du pétrole, ralentissement de la croissance dans les pays partenaires de la Tunisie, tensions régionales). La croissance (2,5% en 2018 qu’il faut relativiser puisque le PIB en 2018 était de 39,86 Md$ inférieur de 7,77 Md$ à celui de 2014) a été boostée essentiellement grâce à l’agriculture, aux services touristiques et à la reprise de certaines exportations. En revanche, la consommation des ménages reculait avec l'érosion du pouvoir d’achat et une inflation élevée (supérieure à 7%) et les déficits se creusent. La masse salariale dans le secteur public a continué à croître pour devenir, rapportée au PIB, l’une des plus élevées au monde.
L’endettement public et extérieur est élevé (78,5% du PIB) et continuera à progresser, constituant un lourd fardeau pour le budget de l’État et pour les générations futures.
Cette reprise économique n’a pas profité à une large partie de la population ; le chômage stagne autour de 15,5% et reste particulièrement élevé chez les jeunes et les diplômés du supérieur (29,4%) ;la classe moyenne est laminée et la pauveté gagne du terrain.
Les gouvernements successifs, depuis l’élection de l’ANC, n’ont pas réussi à améliorer la gouvernance et l’environnement des affaires afin de rétablir la confiance des investisseurs locaux et étrangers, accroître l’attractivité de la Tunisie, stimuler le potentiel de croissance du secteur privé, et créer des opportunités d’emplois durables dans le secteur marchand. Pis encore, la fuite des cerveaux s’accélère et beaucoup de cadres préfèrent s’exiler pour s’installer sous des cieux plus cléments.
Mobilisation générale pour sauver la Tunisie et la démocratie
La Tunisie est à la croisée des chemins et pourrait basculer vu l’incertitude du contexte politique, économique et sécuritaire dans la région ainsi que la récession mondiale qui pointe du nez. Il s’agit peut-être de la dernière chance pour les Tunisiens avant que le chaos et l’anarchie n’envahissent le pays.
Rappelons-nous que la génération de l’indépendance, avec peu de moyens, et malgré sa jeunesse et son manque d'expérience, a réussi à fonder un État moderne qui a par la suite vacillé faute de miser sur la démocratie). Pour réussir la reconstruction de l’État et le développement économique et social, une condition sine qua non s’impose : affronter courageusement sa triste réalité et compter sur ses propres ressources.
Indépendamment du gagnant au deuxième tour de l’élection présidentielle et de la couleur de la prochaine majorité parlementaire (qui risque d’être une grosse minorité sinon un éparpillement extrême des voix et des sièges), l’hyper urgence de la réalisation des réformes politiques, économiques et sociales ne pardonne personne, car il me semble que la patience des tunisiens face à la médiocrité des gouvernants et à leur immobilisme a atteint ses limites. Il faudra le concours de toutes les bonnes volontés pour sauver le pays et la démocratie, et là le rôle du nouveau Président élu est primordial pour convaincre et réunir une majorité autour d’un dénominateur commun et d’un projet de redressement réaliste.
Étant donné la situation critique du pays, il est plutôt opportun de former un gouvernement de compétences pour se concentrer sur la tâche du redressement loin des tensions partisanes. Tout le monde, élus politiques et syndicaux, société civile, dirigeants et entrepreneurs, des secteurs public et privé, devront se mobiliser et travailler ensemble afin de créer un choc positif, contribuer activement à formuler les solutions les plus efficaces et les plus justes, et faire réussir la mise en œuvre d’un plan de redressement.
Définir les urgences, s’armer de courage et adopter le pragmatisme
Il n’y a point de place à la légèreté ou au corporatisme, encore moins à l’extrémisme, ni au simplisme ou à l’immobilisme. Les maîtres mots devront être pragmatisme, efficacité, justice, innovation et solidarité afin de protéger le pays des dangers multiples qui le guettent, de soutenir les plus défavorisés et de transformer cette lueur d’espoir en un projet de progrès qui devra déboucher sur un avenir meilleur pour tous.
Les tunisiens dans la difficulté et au bout du rouleau sauront patienter s’ils aperçoivent l’esquisse d’un projet salutaire, réaliste et une volonté de mise en œuvre efficace et soutenue.
Parmi les chantiers prioritaires qui contribueront à améliorer le climat des affaires et créer des emplois, il faudra réformer la fiscalité de fond en comble afin d’encourager l’investissement et soutenir particulièrement les régions défavorisées, lever tous les freins à la création de l’activité économique, artistique et culturelle, ancrer une vraie solidarité via l’impôt entre les couches sociales… Lancer, en mode partenariat-public privé, des projets ambitieux d’infrastructures d’énergies renouvelables, de transport en commun de haute qualité, de communications électroniques et de logements…
Lancer un programme ambitieux de formation professionnelle pour les chômeurs de longue durée avec le concours de certaines entreprises. Soutenir les PMEs pour le recrutement de chômeurs et leur formation permettra de faire d’une pierre deux coups; développer l’activité et réduire le chômage... l’État de droit, lutter efficacement contre la corruption, l’argent sale, l’évasion et la fraude fiscales, ainsi que réduire l’étendue de l’économie parallèle et l’intégrer progressivement dans le circuit officiel, deviennent des urgences absolues.
Le développement économique et social ne peut se construire sans une lutte acharnée, efficace et efficiente contre l’extrémisme, l’insécurité et le terrorisme.
Quant au chapitre politique et institutionnel, il faudra en finir avec les sources de la dictature des partis et de l’immobilisme: le régime politique et le mode de scrutin à la proportionnelle intégrale. Si le régime politique et le mode électoral ne seront pas réformés, la Tunisie continuera à reculer, sinon stagner dans les meilleurs des cas.
Les choix du régime parlementaire avec l’élection du Président de la République au suffrage universel, et du mode de scrutin à un seul tour, étaient mûrement réfléchis de la part de la troïka et particulièrement des islamistes, car c'est le seul moyen qui permet d’arriver au pouvoir sans être majoritaire. A quoi sert donc d’élire un Président de la République au suffrage universel – la seule personne qui a la légitimité électorale – sans qu’il ne puisse exercer le pouvoir et mettre en oeuvre le programme qu’il a défendu auprès des tunisiens?
La dilution du pouvoir et des responsabilités ne peut que condamner le pays à vivre au rythme des tensions politiques et fait transférer le pouvoir réel en dehors des institutions. Il faut avoir le courage, loin de tout populisme ou toute utopie, de mettre en œuvre une révision constitutionnelle qui consolide à la fois une démocratie représentative directe et participative, et instaure le mode de scrutin majoritaire1 (uninominal pour les législatives et de liste à deux tours pour les municipales et régionales) ainsi qu’un régime présidentiel ou semi-présidentiel avec un parlement pour légiférer et contrôler l’exécutif et les politiques publiques, et exercer le rôle de contrepoids en cas d’abus de pouvoir de la part de l’exécutif.
L’intérêt national et la stabilité politique en dépendent énormément.
Les tunisiens, et particulièrement ceux qui aspirent à diriger l’État, sauront ils entendre le message, de leurs concitoyens électeurs, celui de la dernière chance pour éviter le pire, ou ce sera un énième avertissement qui passera sous un silence assourdissant ? L’Histoire ne pardonne pas.
Mohamed Bouanane
Directeur de Conseil en Management
(1) Tunisie - Sauvons la démocratie! Quel mode de scrutin législatif faut-il adopter?
https://www.leaders.com.tn/article/13349-tunisie-sauvons-la-democratie-quel-modede-scrutin-legislatif-faut-il-adopter