Monji Ben Raies: Fièvre électorale
La fièvre électorale agite la société tunisienne avec frénésie. Pour beaucoup, il s’agit de donner l’impression qu’une bonne gouvernance existe ou est en marche, même si la réalité quotidienne démontre le contraire. La population est maintenue dans une ignorance dosée afin que ces scrutins en cascade, brouillons et préparées à la va-vite aient lieu impérativement dans les temps impartis. Chacun y va donc avec ses arrière-pensées et ses calculs, sans se dire que d’autres Tunisiens non impliqués dans cette dynamique électoraliste de façade ont une autre lecture de la réalité tunisienne. En effet, la solution ne se trouve pas dans des élections bâclées à organiser coûte que coûte, au point d’apparaître comme simulacres d’élections ou constituer simplement une fuite récurrente en avant. Les problèmes politiques, socio-économiques et administratifs en Tunisie attendent des solutions ; l’Etat tunisien est en faillite chronique tant sur le plan financier, économique, social et politique, que sur le plan éthique. Le gaspillage des ressources de l’Etat, ajouté à la corruption endémique érigée en mode de gouvernance, ont fait de la Tunisie un Etat très endetté, en banqueroute totale, livré, avec ses ressources et sa population, à différents réseaux mafieux tunisiens et étrangers corrupteurs et dangereux, qui briguent aussi et maintenant la Présidence de la république. Notre pays est aussi à la merci d’institutions internationales prédatrices, vivant de manière saprophyte de l’endettement des systèmes en développement comme la Tunisie depuis des décennies et plus encore depuis 2011.
Nous avons droit, comme de coutume, aux sorties médiatiques des différents candidats à la présidence de notre Res Publica, pour vanter de prétendues qualités et performances ; mais ce n’est en réalité que du saupoudrage cosmétique visant à plaire aux masses, laissées dans l’ignorance pour les caresser dans le sens du poil, mais qui ne reflètent en rien la réalité. Que peut-on attendre de l’immense majorité des Tunisiens, notamment ceux qui vivent dans la précarité, dans le dénuement total et dans le déni de tout droit élémentaire lorsque l’on sait qu’ils ne sont pas éduqués politiquement et qu’ils sont manipulables à souhait, à la merci, simplement d’un langage séducteur ou d’un facies familier.
Depuis la confiscation de notre révolution dès 2011, la Tunisie est victime de systèmes prédateurs qui inoculent insidieusement la paupérisation de la population à travers plusieurs faits:
- La quasi-privatisation de l’énergie, après le transport public.
- La multiplication anarchique d’établissements scolaires et universitaires privés, allant de pair avec la négligence délibérée et l’abandon des établissements publics, tant sur le plan des infrastructures, que sur le plan de la qualité des enseignements, du fait d’une réduction systématique des budgets alloués et d’un défaut de maintenance.
- L’augmentation prohibitive des tarifs de la distribution de l’eau potable et de l’électricité.
- La déchéance du système de santé publique avec des hôpitaux dans un état piteux allant de pair avec la contractualisation des soins de santé dans certains hôpitaux publics entre les mains de groupes d’intérêts privés occultes et obscures, ainsi que la création anarchique de cliniques privées.
Ce ne sont là que quelques signes de ce complot ourdi par certains contre notre pays et son peuple.
La classe politique tunisienne, notamment les partis politiques se réclamant d’une certaine opposition, tout comme d’ailleurs certains citoyens naïfs qui s’agitent frénétiquement sous le label de « candidat indépendant », ne se sont jamais sérieusement posé la question du pourquoi les parrains étrangers et leurs valets tunisiens, s’accrochent à un modèle politique et particulièrement à un agenda électoraliste toujours marqué par des approximations et des fautes flagrantes et récurrentes, malgré les revendications légitimes des citoyens tunisiens ? Ils ne cherchent pas à comprendre pourquoi les instances de décision tunisiennes tiennent si fermement à la tenue d’élections avec tant de précipitation, tout en reconnaissant que les conditions de transparence et de vérité des urnes seront loin d’être réunies ? Ils se gardent de la volonté de savoir quelle sera la configuration politique de la Tunisie, au lendemain des élections hâtives, et dans quelles conditions les « heureux élus » vont se mouvoir et commencer leur travail, jusqu’aux prochaines consultations électorales?
Face à toutes ces questions sans réponse, nous voyons clairement que le système fonctionne selon un plan machiavélique, visant à pousser la population tunisienne dans une situation insoutenable d’asservissement volontaire pour assumer des tâches et des rôles revenant en principe à l’Etat. Quant à ceux qui participent à cette kermesse électorale, ils y vont soit par naïveté, soit par faux calculs politiciens, couplés de cupidité, de vénalité ou des deux à la fois. Mais de grandes désillusions pourront frapper les candidats au lendemain des élections.
Les dés ont été jetés. Ils ont roulé le temps de la campagne électorale. A la fin de leur course beaucoup d’imprévus malgré un parcours balisé; les dés vont indiquer le numéro du candidat déclaré au scrutin, sur le tapis vert de la table des délibérations, à défaut de Cour Constitutionnelle pour le contrôle et la confirmation des résultats définitifs. Depuis huit ans, tout ou presque a été dit ou écrit, sur l’inadaptation de l’institution chargée d’organiser et de gérer les élections, l’ISIE, et son incapacité à garantir la complète transparence électorale. L’organisation d’élections justes, transparentes, crédibles et apaisées est une donne fondamentale susceptible de contribuer à la consolidation de la paix sociale. La préparation bâclée de ce scrutin, semble prouver que, pas plus aujourd’hui qu’au cours des dernières années, les conditions de transparence, de justice, de crédibilité et d’apaisement, donnée fondamentale à la tolérance et la coexistence pacifique… ne seront assurées. Matériellement, la chronologie législative ne permet pas, en à peine une quarantaine de jours, que puissent être satisfaits, un mode de scrutin à deux tours pour les présidentielles et un scrutin législatif sans erreurs ou anicroches. Tenter de faire croire le contraire relève, soit de la naïveté politique, soit de l’intention délibérée de gruger l’électorat. Tout semble concourir à démontrer, qu’en lieu et place de l’amateurisme qu’on leur prête trop souvent, le gouvernement, l’ISIE, associés à certains partis politiques et leurs soutiens essentiels, ont au contraire savamment orchestré la pièce de théâtre des élections présidentielles et législatives. La symbolique portée par des actions ciblées, le retour au fief et à l’héritage historiques pour lancer le processus, permettent d’entrevoir la volonté d’atteindre, au plus profond, le subconscient de l’électorat citoyen et l’imaginaire populaire collectif. Le stratagème déployé ne semble laisser aucune place au hasard. Durant cette période préparatoire, pendant que certains candidats de l’opposition politique s’essoufflaient à essayer d’obtenir les illusoires signatures nécessaires à leur dossier de candidature, d’autres peaufinaient sournoisement leur stratégie électorale pour atteindre leur objectif, la direction de l’Etat.
Situation sociale tendue et perte de repères
Durant cette période électorale, des mouvements sociaux de tous ordres ont eu lieu au sein de divers corps professionnels, pour des motifs divers, notamment parmi les enseignants et les professions de santé. Un contexte social délétère, reprochait au gouvernement de ne pas répondre aux revendications. Les manifestations, les grèves et leurs conséquences ont, comme il se doit partout, été imputées de manière grégaire, par le pouvoir, à de « mauvais citoyens » et à l’opposition politique.
La problématique de toute formation politique, ou groupement de formations, est de créer les conditions d’un leadership pour exister de manière pérenne ; mais la durabilité est insuffisante si elle n’est pas accompagnée d’une crédibilité perceptible, que peuvent s’approprier la majorité des citoyens. La réunion de ces deux facteurs est indispensable pour dynamiser l’objectif d’alternance en s’appuyant sur l’aspiration et le besoin de justice sociale et créer les conditions d’une victoire électorale par la cristallisation d’une majorité de suffrages sur un candidat et un programme crédible.
Dans les démocraties modernes, l’existence durable des partis politiques est un exercice difficile, de par la sélection naturelle. La compétition est rude en politique, à plus forte raison en Tunisie, pays qui s’essaye à la démocratie et dont la signification de l’alternance politique s’est progressivement dispersé et dilué dans l’imaginaire collectif. Si l’on ajoute à ce phénomène, les effets négatifs de la migration politique, « allers-retours » entre formations en présence, dévoiements politiques et participations gouvernementales contre nature, le désintérêt grandissant des citoyens à l’égard de la politique, trouve sa justification. Au fil du temps, à la manière dont s’estompent les graffitis sur les murs délavés par la pluie, puis desséchés par le soleil, les marqueurs idéologiques différenciant les adversaires politiques se délitent aussi. Comment donc exister lorsque les marqueurs idéologiques s’effacent au point de se confondre ?
Nonobstant un appui marqué aux acteurs sociaux, si l’opposition politique, donne l’impression d’un déséquilibre de son combat politique entre la part consacrée aux revendications sur les questions institutionnelles et celles relatives aux questions sociales, elle suscitait l’incompréhension des citoyens confinés à un état d’extrême pauvreté, à la limite de la rupture sociale et peu persuadés, que les réformes institutionnelles qu’elle revendiquait apporteraient, au lendemain de l’élection présidentielle, un rayon de soleil dans leur paysage. L’entêtement persistant, la débauche d’énergie déployée à perte pour arracher des réformes susceptibles d’instaurer une démocratie jugée fiable, relève ici de la contradiction. On ne peut envisager la paix globale, si l’on n’instaure pas d’abord la paix sur le plan social. L’opposition pourrait alors se trouver confrontée à un problème de fond, celui du sens de son engagement. La question lancinante du bien-être et de la justice sociale est donc aujourd’hui cruciale pour les citoyens tunisiens au point de conditionner leur choix. Les formations de l’opposition courent le risque de se tromper de combat, ou purement d’être écartées du jeu, si elles négligent de réfléchir pour adapter les instruments du combat politique, au moyen d’une articulation judicieuse des revendications de différente nature, portées par diverses catégories sociales et leur agrégation dans une plateforme commune d’objectifs. Ceci est susceptible d’entrainer une désaffection progressive de citoyens conscients, qui considèreraient l’opposition moins porteuse d’alternative politique et démocratique. L’analyse de l’agitation qui a affecté diverses catégories sociales ces derniers mois, semble indiquer que le « totem » des réformes politiques ne semble pas constituer véritablement le socle majeur des aspirations intimes des citoyens. Ainsi, se couper des masses citoyennes risque de s’avérer à terme un calcul politique perdant-perdant.
Une course au titre de chef de file de la nation
L’alternance démocratique, participer à une Nième élection, ne fera pas avancer la conscience populaire sur les enjeux véritables du changement. Face à une situation où les divisions de l’opposition apparaissent récurrentes, où les candidats issus de ses rangs, ou s’en réclamant, s’affrontent dans un scrutin à deux tours, il est utile d’essayer de comprendre les motivations qui sous-tendent ces candidatures. Peuvent-ils dire, en les regardant droit dans les yeux, à des millions de citoyens tunisiens qui aspirent plus que tout au changement, qu’ils sont convaincus au plus profond de leur être de porter cet espoir, en ayant une chance sérieuse de l’emporter. Sont-ils chacun en mesure d’agréger suffisamment de suffrages pour constituer une force politique susceptible de dynamiser un mouvement populaire de masse ? La Vérité des Urnes désignera le prochain Président de la Tunisie. Ce sera un événement historique original qui ne doit pas conduire à une tragédie et n’être qu’une farce. Mais après tout, le sort des compétiteurs n’est qu’un épiphénomène, en regard de l’immense désillusion et frustration qui ne manqueront pas d’affecter le peuple tunisien au cours des cinq années à venir. Des voix pourraient s’élever pour parler de défaitisme et de renoncement, mais au contraire, le refus de servir de « caution solidaire, arguments à l’appui, de tout processus électoral scabreux, relève de la clairvoyance politique, clairvoyance étayée par une expérience concrète et irréfutable.
Le changement politique est un choix difficile, qui attesterait d’une maturité politique et d’un positionnement révolutionnaire par les moyens pacifiques. Quel sens donner à l’action politique sinon la volonté de transformer de la société ? En l’occurrence, construire une VERITABLE démocratie en Tunisie et, surtout, réformer en profondeur des institutions obsolètes pour qu’elles permettent durablement, l’instauration d’un rapport de forces favorable au maintien et à la consolidation de la démocratie. Dans le climat d’obscurantisme politique entretenu en Tunisie, le refus endémique d’ouverture garante du dialogue politique constructif, les résultats concrets de ces circonvolutions politiques n’ont d’autre fin que de leurrer l’opinion pour la détourner des véritables enjeux. Durant la dernière décennie, l’égarement des esprits a permis aux pires extrémismes de prospérer dangereusement sur le sol Tunisien et africain. Si la démocratie ne progresse pas à grande vitesse sur le continent, nul pays ne sera à l’abri de voir s’installer des hordes qui chercheront à rétrécir le champ des perspectives d’alternance politique, et à faire reculer l’idée même de la démocratie dans la conscience collective. Le déficit démocratique, favorise la progression des idées de résignation, s’instille dans les esprits et pourrait permettre au chant des sirènes extrémistes de produire ses effets négatifs dans le sens d’un repli sur soi stérile. Dans ce cas, le peuple tunisien, aujourd'hui encore plus qu'hier, doit d’abord compter sur ses propres forces, mais sans négliger de nouer, de manière concomitante, des partenariats externes fondés sur l’équité, pour s’assurer des soutiens sincères et dépourvus d’arrière-pensées intéressées. Dans la vie d’une Nation démocratique, les pays où le président est élu au suffrage universel, le débat politique de l’élection présidentielle est un moment privilégié pour transcender la réflexion commune sur l’avenir en construction. Cela n’a jamais été et n’est pas encore le cas de la Tunisie.
Monji Ben Raies
Universitaire, Juriste,
Enseignant et chercheur en droit public et sciences politiques,
Université de Tunis El Manar,
Faculté de Droit et des Sciences politiques de Tunis.
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Vous permettez Monsieur une remarque sur la "maturité". Je ne la trouve pas en Europe cette maturité, Les pays démocratiques qui nous ont devancés plonge dans le populisme Parce que ces pays tournent en rond. Ils y a un retour vers la "tribu" et de la fuite de la démocratie. On appelle maintenant ces pays "l´occident", c'est un retour à l'idéologie parce que les lumières s'éteindront. La démocratie c´est de la politique , et elle est prioritaire.