Les Tunisiens face aux délires, angoisses et espoirs que suscite l’élection présidentielle
Mal à la tête ! L’âme tourbillonnée en cyclone. Et la vision totalement brouillée. Les Tunisiens ont beaucoup de peine à vivre à la fois la rentrée scolaire avec toutes ses dépenses fastidieuses et ses démarches diverses, et le scrutin « décisif » de ce dimanche 15 septembre. Bombardés de propagande électorale, submergés par les interviews et les débats, gavés de professions de foi en surenchère, ils sont sous overdose. Le jour du silence électoral ce samedi 14 septembre sera plus que nécessaire, indispensable pour une cure de répit. Mais, d’ici là, voyons ce qui taraude les électeurs.
La mort du père, Béji Caïd Essebsi, l’inversion du calendrier électoral avec si rapidement une élection présidentielle anticipée, le foisonnement d’une centaine de candidatures, dont beaucoup fantaisistes, réduites au final par l’ISIE à 26, sont déjà lourds à porter en moins de deux mois. S’y ajoutent l’emprisonnement d’un candidat (Karoui) et l’exil à l’étranger (Riahi), ce qui complique davantage la situation devenant ubuesque. Mais, aussi la dégradation des indicateurs économique, l’accroissement du chômage, et la flambée des prix.
« Craignant ma victoire, ils m’ont barré la route vers Carthage »
Le show des candidats, initiaux, puis ceux retenus aura été source de délires, selon des psychiatres interrogés par Leaders. Nombreux patients fragiles revendiquent ce statut qu’ils considèrent légitime et s’identifient à eux, soulignent-ils. « Oui, je sais qui m’a barré la route, mon dossier était complet, mais il a été jeté à la poubelle. Ils savent que j’ai toutes les chances d’être élu président de la République, imbattable », hallucine l’un. « Il y a ce type grand, le crâne rasé, moustachu, posté à l’entrée de la télé. Il me hait. C’est lui qui a donné l’ordre de m’empêcher d’entrer au studio. Pourtant, j’y étais invité avec beaucoup d’insistance, Mme Samira m’a téléphoné au moins dix fois me confirmer le RDV », ajoute l’autre.
« Vous connaissez M. Untel, grand baron qui tire toutes les ficelles dans le pays. Il a demandé à me voir et m’a poussé à me porter candidat, m’assurant du plein soutien de sa machine électorale et de ses finances », renchérit un troisième patient. « Docteur, que me conseillez-vous ? Monsieur X m’a proposé de le soutenir et de me nommer en contrepartie son chef du gouvernement. Moi, je préfère être son premier conseiller à Carthage, c’est plus agréable », chuchote un sexagénaire à l’allure guère suspecte de délire.
« Ils ont débarqué après-minuit, devant la maison, en voitures noires, me tirant de mon sommeil, pour me faire chanter : tu te désistes en faveur du Maallem, ABC, et on te donne tout, ou on te sort des affaires de quoi t’envoyer derrière les barreaux », gémit un patient.
« Je suis nettement meilleure que Abir (Moussi) et Selma (Elloumi), affirme une quadragénaire, en cheveux teintés clair. Elles le savent et me craignent. D’ailleurs chacune a envoyé acheter mon soutien, à coup de millions. Mais, j’hésite combien demander au juste et à qui accorder mon appui ».
Etat de manque et sentiment d’abandon
La salle d’attente d’un cabinet de psychiatre vire, en ce mois de septembre 2019, en foire électorale. Mais, à demi seulement. L’autre moitié des patients, est celle des angoissés, des inquiets, de ceux qui ont peur, perdent repères et espoir. « Que va-t-il se passer ? Qu’est-ce qui va nous arriver ? Qui nous en protègera ? »
« Le suspense total qui enveloppe le scrutin de ce dimanche 15 septembre, les plongent dans le croisement des incertitudes, explique à Leaders un psychiatre. La crainte de l’aventure et des aventuriers, la peur pour la sécurité physique, et le spectre du chaos les hantent. La cacophonie des discours, la multiplication des fuites et des accusations, l’overdose du look et des coups de com ajoutent au brouillage de leur vision, un profond sentiment d’inquiétude qui se convertit rapidement en angoisse. »
Faites-moi dormir, sans cauchemars
Ce « malaise très fortement éprouvé », est attisé par la rentrée scolaire. Inscrire les enfants à l’école, le lycée ou la faculté et en payer les frais exigés, acheter les fournitures scolaires et les livres devenus prohibitifs, acquérir les abonnements de transport, accomplir tant de démarches administratives dans des bureaux quasi-désertés, et payer de l’argent, toujours payer : c’est extrêmement fastidieux. « Je suis fatiguée, gémit une patiente. Lessivée, le portefeuille vidé, le compte-épargne siphonné, et les nerfs complètement à bout. Les bienfaits des courtes vacances que j’ai prises se sont évaporés dès le premier jour de la reprise. Je n’en peux plus ! Rien n’est clair dans ma tête. La vie coûte horriblement cher. Comment pourrais-je subvenir à l’essentiel pour ma famille ? Déjà je sacrifie plein d’achat qui étaient d’habitude ordinaires. Mon couffin s’allège, mon frigo se vide, et pourtant je dois nourrir ma famille. Mon mari et moi, nous n’y arrivons plus. Et puis, tous ces politiquent n’augurent de rien de bon pour redresser la situation et nous sauver. »
« Je n’en dors plus docteur, souffre un patient de la soixantaine d’années, chef d’entreprise. Trop d’impayés, trop de concurrence illégale, trop de crédits à rembourser, trop de charges à payer. Je n’ai plus le choix : foncer dans une fuite en avant en signant des chèques en bois, ou mettre la clef sous la porte et m’exiler. Tout ce que j’ai bâti à la sueur du front est en train de s’effondrer. Qu’adviendra-t-il de mes employés dont la plupart travaillent avec moi depuis 30 ans ? Et ma réputation, dans le secteur, dans la famille, vis-à-vis de mes enfants et de mes petits-enfants ? Je coule et ne pourrais pas résister à cette faillite annoncée. J’ai la tête qui bouille. Regarder la télé ou écouter la radio ajoutent à ma torture, un étouffement total. Prescrivez-moi des calmants, pour dormir. Dormir longtemps, profondément, sans faire des cauchemars, à ne plus me réveiller. »
Et pourtant !
Cas isolés ? Peu nombreux ? Sans doute. Mais ces formes de délire et ces sentiments d’angoisse existent bel et bien en Tunisie à la veille des élections, présidentielle de ce dimanche puis législatives, le 6 octobre prochain. Ils sont encore plus pénibles qu’ils ne trouvent ni écoute, ni compréhension, ni compassion de la part des politiques et plus encore des candidats. Tous ne sont intéressés que par le captage des voix des électeurs, à n’importe quel prix, quels populismes, quelles surenchères de promesses qu’ils savent impossibles à tenir. Chacun ne parle que de lui-même, et quand il s’adresse au public, il le confond dans une masse électorale dont il doit s’accaparer. Personne ne parle du « Nous », et du futur. Tous sont dans le pour soi-même et dans l’immédiat.
Pourtant, la réalité de la situation n’est pas aussi obstruée comme la ressentent de nombreux Tunisiens. Le pays entre de plain-pied dans l’exercice de la démocratie. Des débats, certes plus ou moins féconds, profonds et appropriés, s’organisent ici et là. La liberté d’expression est garantie. Des élections seront tenues sous la vigilance de la société civile. Si personne aujourd’hui ne peut en pronostiquer justement les résultats effectifs, c’est que ces scrutins gardent le secret de leur verdict.
Autant d’acquis précieux, essentiels ne sont mis en exergue par les candidats et les médias pour en persuader les Tunisiens et les en rendre fiers. C’est la meilleure prescription... avant qu’il ne soit trop tard.
Taoufik Habaieb