Ahmed Basti - Al Badil : Un pas vers l’unification des programmes socioéconomiques
La lecture des programmes des partis est un exercice habituellement difficile car il s’agit généralement de documents élaborés dans le cadre de compétitions électorales et à ce titre, ils pèchent par un excès de promesses et un défaut de réalisme. Même dans les pays démocratiques avancés, on est souvent confronté à des programmes électoraux contestés et contestables, ne serait-ce que pour des raisons de chiffrage. En outre, la concurrence électorale conduit souvent à des propositions de nature populiste, l’objectif étant plus de gagner des voix en abondant dans les promesses et en étant moins regardant sur la faisabilité des promesses et en gardant présent à l’esprit l’adage bien connu de tous : «Les promesses n’engagent que ceux qui y croient ».
Pour notre pays, l’environnement sociopolitique est particulièrement fragile tant et si bien qu’on assiste çà et là à des propositions tout à fait inadaptées et très éloignées de ce qui pourrait être un programme socioéconomique salvateur du pays. Le discours dominant est politique et au plan économique, il revêt plus la forme de vœux qui caressent le tunisien dans le sens du poil, et finissent par être démagogiques sans lendemains possibles. Dans le meilleur des cas, les forces politiques ont produit, en guise de programmes, des documents listant des intentions de faire sans aucune vision et sans aucune cohérence et encore moins de faisabilité. La liste d’actions et de projets est un output classique de ces programmes donnant l’illusion que le progrès et le salut viennent du béton coulé !
La Tunisie, a pourtant un besoin urgent et fort, de décider et de mettre en œuvre son plan de sortie de crise qui soit le fruit d’une mûre réflexion de ses meilleures compétences.
Cela ne veut dire aucunement qu’il n’y a pas des hommes et des femmes dans ce pays qui ne soient pas capables de faire cet exercice. Loin s’en faut, mais ce que l’on peut déplorer est plutôt le fait que les acteurs politiques sont plutôt rares et la commande politique est toute autre qu’initier ce type de réflexion qui puisse déboucher sur des programmes de qualité.
Mes recherches sur les programmes des partis (et non des présidents) se sont soldées par un maigre résultat. En effet, en dehors des quelques conférences de presse organisées par quelques partis (Afek, Parti destourien libre, Enhadha) au cours desquelles des responsables de ces partis ont annoncé des objectifs d’ordre général et quelques orientations, je n’ai pas pu mettre la main sur un document écrit présentant le contenu détaillé des programmes des partis.
Seul le parti ALBADIL semble avoir préparé un programme détaillé que j’ai pu obtenir et examiner. Dans ce qui suit je propose d’en extraire et de commenter la substance.
Il est important de faire observer d’abord que notre lecture synthétique du programme d’Al Badil n’est pas de caractère technocratique décrivant et synthétisant le programme socioéconomique que ce parti propose. Un tel exercice ne saurait se substituer à un document dense d’une centaine de pages qui plonge en profondeur dans les secteurs, s’interroge en s’adossant à l’avis de nombreux spécialistes sur les raisons de la stagnation, voire de la régression économique, et explore les voies de progrès en plaçant la Tunisie dans la géographie internationale et dans les grands mouvements qui se dessinent pour les technologies, l’économie et le commerce ; autrement dit le souci est fort pour placer la Tunisie dans l’Histoire et la Géographie, effort que nos gouvernants ont cessé de faire depuis des décades.
Ainsi et tout d’abord, le document du programme socioéconomique ainsi élaboré s’interroge sur les éléments essentiels du diagnostic. Sortant des sentiers battus, il relève en premier lieu que les transformations socioéconomiques radicales initiées après l’indépendance ne se sont pas accompagnées parallèlement et suffisamment[1]par une mutation profonde quant à la montée dans la chaine de valeurs alors même que la société tunisienne a subi ou a plutôt bénéficié d’un progrès remarquable, ne serait-ce que dans le saut prodigieux du système éducatif après l’indépendance. L’industrialisation nouvelle et importante ainsi que la tertiarisation de l’économie intervenue après, ne se sont pas traduites véritablement par un saut abrupt du niveau technologique général et la croissance a été freinée par la faible progression de la productivité exprimée par un indicateur synthétique globalisant qui est la productivité globale des facteurs. En dépit d’une immersion, certes réelle, mais limitée dans l’industrie (à l’image de quelques investissements publics structurant dans des secteurs productifs), l’industrialisation n’a pas constitué un palier nettement supérieur par rapport à l’économie à dominante agricole d’auparavant. La persistance de cette déconnexion entre un système éducatif en forte montée et une stagnation du niveau technologique aura marqué en fait la faible croissance observée sur une longue période et ce contrairement aux économies asiatiques dont l’essor en termes de valeur a été un facteur essentiel à la persistance d’une forte croissance dans ces pays. L’autre facteur explicatif de base a été le rôle de l’État, initiateur de la boucle vertueuse au départ, mais dont le rôle a vite sombré dans une confusion qui a fait perdre à l’ensemble du système l’efficacité et l’efficience de départ, à un point tel que les effets indésirables sont apparus et se sont même aggravés : déséquilibre des finances publiques, déséquilibre devenu structurel des entreprises publiques et des systèmes de services publics de base (sécurité sociale, santé, éducation publiques), détérioration des services publics de base, croissance économique structurellement bridée, épargne et investissements en déclin et par-dessus tout crise de confiance et de crédibilité.
D’un pays tourné vers l’avenir au départ, la Tunisie se transformait petit à petit en un pays structurellement en crise. Le programme d’AlBadil insiste à juste titre sur les retards pris sur les réformes structurelles en l’exprimant sans ambages: les faibles performances économiques traduisent les contraintes majeures créées par une économie politique où les acteurs majeurs et le pouvoir politique sont en pacte pour préserver et soutenir la stabilité du régime en place en contrepartie de politiques économiques et des institutions qui protègent les intérêts et la rente de ces acteurs (peu de réformes, des monopoles, contrôle à travers une forte régulation, etc.).
Les éléments du diagnostic stratégique ont conduit les concepteurs du Programme à un exercice d’introspection pour découvrir les voies et les remèdes à cette longue descente aux enfers que la Tunisie connait et dont l’acuité s’est accélérée depuis la Révolution de 2011.
Notre lecture des propositions ne suit pas le cheminement systématique approfondi dans le programme. Il est en effet plus pertinent de s’arrêter aux éléments de lecture qui donnent, à nos yeux, à ce programme un caractère de défi aux plaies endémiques qui frappent ce pays depuis longtemps. C’est le challenge qui devrait sortir ce pays des propositions habituelles à caractère tout au plus de replâtrage.
A cet égard, la vision d’Al Badil met en évidence le rôle de l’Etat comme étant le facteur clé pour concevoir et mettre en œuvre un programme socioéconomique véritable qui redonne un souffle au pays et le propulse comme jamais il ne l’a été auparavant. En effet, au-delà des paroles souvent avancées, ce rôle apparait comme le nœud gordien de la grande crise que traverse le pays. Dès le début de l’ère de l’indépendance, le rôle de l’Etat était prééminent dans le développement socioéconomique. Mais la recherche de l’équilibre entre les secteurs public et privé a souvent produit un malentendu entretenu par les conflits idéologiques et ayant souvent conduit à des compromis éludant les grandes questions posées. Certes, les années 70 ont relancé le rôle du secteur privé dans les activités productives mais ce secteur est resté à la merci de l’État,et surtout de son appareil qu’est l’Administration, qui lui a toujours dessiné des frontières contraignantes et l’a maintenu dans ce confinement en restant seul décideur des politiques industrielles, de la réglementation, des autorisations…L’imagination et la créativité des Tunisiens ouverts sur le monde et ayant été propulsés au départ par un système éducatif créé par la volonté de tout un peuple, ont fini par se briser et se brider par la force d’un État devenu avec le temps de plus en plus bureaucratique et sans imagination.
Le rôle prééminent et incontesté de l’État s’exerce aussi et surtout dans les services publics : en dépit d’un retrait progressif mais pratiquement achevé aujourd’hui des activités productives, l’État est resté profondément impliqué intégralement dans toute la chaine: production des services publics, définition des politiques tarifaires, pourvoi des subventions publiques, etc. Souvent dans une position de juge et parti, l’État s’est écarté des règles élémentaires de gestion saine ; il s’est englué dans les déficits, creusant de ce fait les déséquilibres publics dont le cumul est devenu abyssal pour les finances publiques et pour les entreprises et du coup, détériorant les services publics indispensables à la qualité de vie des citoyens et à l’expansion économique.
C’est donc la reconfiguration du rôle de l’Etat qui sera le pivot du Programme : l’Etat devra retrouver son rôle de facilitateur, de visionnaire et émulateur de la concurrence menant à la performance et à l’optimisation des ressources, initiateur et facilitateur pour l’atteinte du rêve de développement et de bien être des Tunisiens. En conséquence, l’Administration sera restructurée selon cet objectif majeur de reconfiguration du rôle de l’Etat. Elle devra avoir les compétences pour son nouveau rôle et abandonner ses anciennes attributions régressives: producteur direct de services, pourvoyeur d’autorisations, etc.
Pour autant et surtout, l’Etat maintiendra son rôle de garant de la solidarité sociale à travers les bonnes politiques de redistribution et de ciblage. C’est pour cette raison qu’Al Badil affirme que son programme économique sort du sentier idéologique en consacrant cette solidarité, mais aussi et de manière cohérente, en libérant l’Etat de toutes les activités productives dès lors que les positions ambivalentes (juge et partie) sont souvent la source des déséquilibres et du gaspillage. L’idéologie est sauve : l’approche libérale doit rester compatible avec la sphère de la solidarité et le Programme d’El Badil en fait sa profession de foi. Le programme en démontre la faisabilité et même la nécessité puisqu’il permet de « sauver » les finances publiques considérées comme pilier de base pour une politique solidaire soutenable.
Si la vision de base est bien ancrée et se situe dans une cohérence défendable et à défendre, la déclinaison sectorielle ou thématique du Programme épouse cette cohérence en proposant les voies qui redonnent vie à la croissance, consolident les équilibres des finances publiques pour permettre à l’Etat de jouer son plein rôle dans l’incitation et l’accompagnement de la vision ainsi que son rôle central dans la solidarité nationale et l’inclusion. Ceci renferme évidemment les mesures clés dont on peut citer les plus significatives:
- La mobilisation de ressources par une plus grande justice fiscale relevant significativement la part des contribuables récalcitrants.
- Les économies qui se feront grâce au gisement qui viendrait des distorsions dans le ciblage des subventions et d’une meilleure allocation des dépenses publiques en fonction de leur rendement socio-économique.
- La rationalisation des dépenses publiques dans les services et infrastructures publics : plus d’accent sur l’amélioration de la maintenance, la bonne exploitation des actifs existants, l’équilibre des services publics sous l’effet conjugué d’une gestion efficiente, une politique de recouvrement efficace ne dérogeant qu’à un ciblage approprié pour l’octroi des subsides publics ;
- La reprise de la croissance grâce au nouveau modèle économique novateur ;
- La requalification de l’Administration pour jouer le rôle d’incitateur économique et de garant de la solidarité et de l’inclusion
Ensuite et sectoriellement, le Programme reste attentif à l’efficience de l’action publique en ayant le souci de la réponse optimale aux besoins. L’impact socioéconomique du programme doit être le critère déterminant des choix, ce qui allègera le coût des programmes de développement et en réduira fortement les dépenses superflues et à caractère électoraliste ou populiste.
Au plan des activités économiques, les grands secteurs économiques ont été disséqués et l’effort fait par les spécialistes et économistes s’est porté dans les directions nouvelles pour des secteurs structurellement en crise. En bref, quelques illustrations:
- Les secteurs de l’eau et de l’agriculture: Les voies de sortie vont résolument vers l’élimination des dysfonctionnements majeurs et l’utilisation des nouvelles technologies pour réduire la spirale des investissements galopants et coûteux et qui ont fini par exercer une pression intolérable sur les ressources naturelles limitées et fragiles sans pour autant répondre à la demande.
- Pour l’agriculture, on notera la nouvelle approche de rupture pour les cultures extensives structurellement déficitaires et qui n’arrivent plus à offrir même les conditions minimales de subsistance à des centaines de milliers d’exploitants ; les techniques nouvelles et à portée de main (économiquement) devront être engagées pour passer à un palier supérieur de productivité;
- Pour les activités manufacturières, les opportunités de passage au palier technologique supérieur sont la voie passante et les exigences de toutes sortes, dont notamment une réforme en profondeur du système éducatif et de la formation et le rôle initiateur de l’État, sont le package de mesures structurantes à engager.
Conclusion
Le programme d’Al Badil apporte un véritable souffle nouveau et novateur. Il est courageux parce qu’il résiste à la tentation de facilité dans laquelle tombent souvent les concepteurs de programmes mus par la folie des chiffres (montant des investissements, nombre de projets, visibilité politique…).
Il tente avec conviction d’apporter des remèdes et une cohérence dans les solutions à la crise multiforme et devenue chronique en Tunisie. Le diagnostic stratégique et le programme qui en résulte s’efforcent de redonner du sang neuf à un pays sans projet et resté longtemps en dehors du temps du fait de l’absence de réformes structurelles alors que les conditions locales et internationales ont radicalement changé.
Le mérite est aussi d’offrir une plateforme cohérente de réformes et de mesures pour la sphère politique forcément fragmentée en Tunisie et qui aura besoin d’unifier ses forces et de s’entendre sur un package minimum ou un tronc commun qui facilitera leur synergie. En effet, il est probable que l’issue des scrutins des prochaines semaines sera un paysage politique fragmenté qui aura besoin de réunir ses efforts ou tout au moins l’effort de familles politiques homogènes qui prendraient les destinées du pays. Le programme d’Al Badil serait objectivement une bonne plateforme de concertation pour aller de l’avant.
Ahmed Basti
Ingénieur de l’Ecole des Mines de Paris
Economiste et spécialiste de développement depuis une trentaine d’années
Consultant international auprès de Gouvernements et de bailleurs de fonds multilatéraux et bilatéraux
[1] Les exportations se sont diversifiées avec plus de 180 produits exportés et leur contenu technologique s’est l’légèrement amélioré (environ 14% des produits exportés en 2015 ont contenu technologique moyen à sophistiqué).
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