Abdelaziz Kacem - En marge du 13 août... L’éternel féminin
I
Qui se souvient de ce mouvement socioculturel majeur du XIXe-XXe siècle, la Nahdha ou Renaissance arabe ? Deux grands noms la balisent : le précurseur Râfi‘ Rifâ‘a Tahtâwî (1801-1873) et le nautonier Taha Hussein (1889-1973). Du décès de l’un au trépas de l’autre, un siècle plein, exceptionnellement riche est passé. Période prémonitoire, s’il en fut, le monde arabe, bientôt sous le joug colonial, s’était réveillé, en essayant de comprendre en quoi l’Occident lui était supérieur. L’approche était, dès l’abord, essentiellement culturelle. Les hommes puis les femmes de la Nahdha n’eurent pas que le colonialisme à combattre.
II
En vérité, deux forces en présence s’étaient posé la même question : nous sommes en retard, comment rattraper la caravane du progrès ? Pour les uns, il fallait aller de l’avant. On fit appel aux sciences humaines, jusqu’à l’hérésie darwinienne. Pour les autres, il était impératif d’avancer «à reculons», de rebrousser les siècles jusqu’à un âge d’or fantasmé, non pas celui d’al-Ma’mûn (786-833), souvent comparé à Louis XIV ou aux Médicis, mais celui d’al-Mutawakkil (821-861) qui fit triompher le Hanbalisme, le plus cadenassé.
III
L’une des grandes causes clairement énoncées, âprement débattues et farouchement défendues par la Nahdha était celle de l’émancipation des femmes. L’aristocratie de chapelet criait au dévergondage et prônait la mise de la « dorra massûna » à l’abri des turpitudes. Or, pour les « dévoileurs », il s’agissait de sortir la « Perle » de son écrin. Le rejet du fichu devint, dès lors, le signe extérieur, emblématique, de cette émancipation. Les islamistes mènent aujourd'hui leur contre-attaque en faisant du retour au voile, une reprise en main de la société tout entière. Il suffit de regarder les films égyptiens d’hier et d’aujourd’hui pour voir ce qu’est devenu l’élégant déploiement des femmes d’antan.
IV
Au siècle passé, avant, pendant et après les deux guerres Mondiales où les puissances occidentales s’entretuaient au nom d’idéologies contradictoires, mais qui visaient à dominer l’Univers, le monde arabe, dans ses parties utiles, précisément le Maghreb et le Machreq, se livrait à une guerre civile connue sous le nom de « Ma‘rakat al-soufour wa l-hijab » (La Bataille du dévoilement et du voile). Elle n’était pas que socio-juridico-religieuse, elle était philosophique et surtout littéraire. Toute l’intelligentzia arabe s’y était investie.
V
Dès l’aube du XXème siècle, consulté sur le bien-fondé du hijab, le Grand Mufti d’Égypte, le Cheikh Mohammad Abduh (1849-1905) répond nettement : Rien dans la charia n’enjoint aux musulmanes de le porter. « C’est une pratique vestimentaire qui nous vient de très loin dans le temps et dans l’espace ». C’est par une interprétation arbitraire, que les docteurs de la loi ont cherché à l’imposer. Le Coran commande aux femmes de couvrir leur poitrine, non leurs cheveux et leurs oreilles.
VI
Le coup de massue asséné aux « voileurs » est dû à une éminente archéologue turque, Muazzez Ilmiye Cig. Retenons bien ce nom. Kémaliste de la première heure, elle met toute sa science, toutes ses convictions à défendre la laïcité. Elle est connue pour avoir exhorté publiquement Mme Emine Erdogan, l’épouse de l’intégriste Recep Tayyip Erdogan, alors Premier ministre, à ôter son voile. Spécialiste de la civilisation sumérienne en Mésopotamie, elle a permis de déchiffrer plus de 3000 tablettes en écriture cunéiforme. En 2005, forte de son exceptionnelle érudition, elle jette un gros pavé dans la mare en publiant un libelle intitulé « Mes réactions citoyennes ». « Le fait de se couvrir la tête, écrit-elle, est apparu bien avant l'ère chrétienne, mais pas pour des motifs religieux. Il servait à montrer le rang social d'une femme. C'est juste un fait historique». Ses fouilles lui firent découvrir que des femmes sumériennes coiffées d’un voile semblable au hijab en vigueur en terre d’islam, officiaient, il y a 5000 ans, dans les temples, pour assurer l’éducation sexuelle des jeunes. Choqué, un avocat, porte-parole des islamistes, se dit insulté dans sa foi et porte plainte. Accusée d’incitation à la haine religieuse, la savante risque d’écoper d’une peine de trois ans d’emprisonnement, sous Erdogan (et la décapitation, en Arabie wahhabite). Le 1er novembre 2006, elle comparait devant une cour d’Istanbul. Elle se défend : « Je suis une femme de science, […] je n’ai insulté personne ». Le bon juge l’acquitte. Née en 1914, ses 105 ans n’entament en rien sa combattivité. Longue vie à Muazziz !
VII
Une religion est ce qu’en font ses adeptes. Le monothéisme, interprété par des mâles, n’a jamais été tendre avec les femmes. Chaque matin, le bon Juif prie : «Je vous remercie, mon Dieu, de ne m'avoir pas fait femme.» Chez les chrétiens, Saint Paul, dans sa première épître aux Corinthiens, dira: «Si donc une femme ne met pas de voile, alors qu'elle se coupe les cheveux !». Tertullien exhorte la femme d’être honteuse des péchés inhérents à sa condition et de se racheter en vouant à son mari une totale obéissance. Les temps ont changé et l’Église en prit acte. Reste l’islam où un mâle vaut juridiquement deux femmes. En matière d’état civil, il en vaut quatre.
VIII
En ce 13 août, comment ne pas saluer la mémoire de tous ceux qui, au péril de leur vie, se sont mis du bon côté de la barricade : le magistrat égyptien Qâsim Amîn (1863-1908), Huda Shaarâwî (1879-1947), la première grande dame à avoir ôté son fichu, la Libanaise Nazira Zein al-Dîn (1908-1976), les Tunisiens Tahar Haddad (1899-1935), Bchira Ben Mrad (1913-1993) et bien d’autres combattant(e)s.
IX
Enfin Bourguiba vint!
En 1976, invités par la puissante Union des Écrivains Syriens, les regrettés Laroussi Metoui, Mustapha Fersi (paix à leur âme) et moi-même, avons traversé, avec une émotion informulable, ce Biled el-Châm, profondément labouré par l’Histoire. Il m’en souvient et je pleure, coupable de partager la citoyenneté de la racaille takfiriste envoyée par la Troïka réunie, pour égorger, voler et violer les enfants et les femmes de Maarra, de Maaloula, d’Alep, de Palmyre et autres Idlib…
X
Au cours de notre séjour damascène, nous eûmes le privilège d’assister à un débat sur le rôle et l’apport des femmes à la reconstruction nationale, avec la participation exclusive des splendides jeunesses féminines du Parti Baas. Le haut responsable politique qui dirigeait le débat insista sur l’autonomie financière des femmes, sans quoi aucune émancipation ne serait crédible. Nous y œuvrons, conclut-il. À la fin de la rencontre, il voulut recueillir nos impressions. Elles étaient, sans complaisance aucune, très positives. J’ajoutai : l’autonomie financière est primordiale, mais toute émancipation exige un socle juridique solide.
̶ Je vais vous faire une confidence, rétorqua-t-il. Dans un des tiroirs du bureau du Président Hafez el-Assad, un CSP identique au vôtre attend des jours meilleurs pour être promulgué». Si fort qu’ait été le régime, il évitait de provoquer des «Frères» de la pire espèce. Quatre décennies, plus tard, ils ont littéralement saccagé le pays.
XI
De tout temps et partout, les femmes ont constitué un incontournable enjeu de pouvoir. Religieux et laïcs s’affrontent toujours et jouent leur va-tout sur cette mise. À cet égard, lorsque la France eut à traiter du voile à l’école, j’ai participé aux débats avec ce qui allait être un essai intitulé Le voile est-il islamique? ou le corps des femmes, enjeu de pouvoir (Éd. Chèvre-Feuille Étoilée, Montpellier, 2004).
XII
D’un point de vue littéraire, et sans aller au-delà du Moyen Âge, qui a vu naître l’amour courtois, c’est bien grâce à la poésie que le deuxième sexe passe de la femellité à la féminité. Trop longtemps cantonnée dans son rôle d’épouse-mère, la femme, au grand désarroi du clergé, est promue Dame par la lyrique provençale, lyrique dont on sait le rapport bien établi, aujourd’hui, avec la poésie arabo-andalouse. On sait presque dans le détail, comment Guillaume IX duc d’Aquitaine, comte de Poitiers (1071-1126), premier troubadour connu s’est frotté à la lyrique arabe aussi bien en Espagne musulmane que dans les royaumes chrétiens d’Orient. Guillaume IX, accusé d’empiètement sur le harem de l’Église, encourut, plus d’une fois, l’excommunication. Sous la pression de la croisade contre les Cathares, les troubadours étaient sommés de convertir leur amour de la dame en culte marial. Beaucoup finiront par fuir le Languedoc, vers l’Espagne encore tolérante.
XIII
Mais l’idée de liberté, une fois née, ne meurt jamais. L’Église l’a bien compris, la Mosquée s’entête. Les islamistes ont réussi à faire des femmes l’instrument de leur propre aliénation. Le retour du voile en est l’illustration. Tunis, sous la coupe islamiste, a même connu des manifestations féminines pour le rétablissement de la polygamie. Mais l’exemple le plus frappant, en termes de manipulation, revient au Pakistan où les islamistes, avant de l’assassiner, menèrent contre Bénazir Bhutto un combat tous azimuts. Ils accomplirent un véritable exploit en organisant, contre elle, une immense manifestation de femmes, «esclaves» consentantes, avec des banderoles où on lisait notamment ce hadith douteux: «Puisse la nation qui met ses destinées entre les mains d'une femme ne jamais connaître la prospérité!». Cette imprécation a de tout temps été utilisée pour barrer la route du pouvoir aux femmes.
XIV
Mais le combat, contre ces enragés, continuait d’être assuré par la grande littérature. Déjà, le romantisme aussi bien européen qu’arabe reprenait le mythe de la femme rédemptrice, et Goethe professait: «l’éternel féminin nous attire vers le haut», donnant aux poètes, aux philosophes et aux psychiatres, de Freud à Lacan, un vaste sujet d’études, qui n’est pas près d’être épuisé. L’un des poèmes les plus significatifs de ce culte est «Salawât fî haykal al-hubb» (Prières au temple de l’amour) de notre aède national Abu al-Qâsim Chebbi.
XV
L’éternel féminin, la Nahdha-Renaissance en a fait un de ses thèmes de prédilection. Qui s’en souvient? Les Frères Musulmans l’ont occultée. Pire encore, leur filiale tunisienne, sous nos yeux, en a usurpé le nom, elle se fait appeler En-Nahdha. Quelqu’un a-t-il entendu mon hurlement ?
En ce 13 août, à Monastir, sur les vantaux de la porte principale du Mausolée de Bourguiba, conformément aux vœux du leader, une inscription qui en dit long sur un parcours hors du commun: «Le Combattant suprême, bâtisseur de la Tunisie moderne, libérateur de la femme ».
Abdelaziz Kacem