Mohamed Salah Ben Ammar: Tombent les masques
Indéniablement la démocratie est le plus grand acquis qui nous restera de ces neuf dernières années. Malheureusement ceux qui se battent aujourd’hui pour le pouvoir semblent avoir oublié que nous avons une dette indélébile envers ceux l’ont payé de leur vie. Notre jeune démocratie est menacée de leur faute et l’émotion, sincère, suscitée à travers le pays suite au décès du président Béji Caied Essebsi ne doit pas nous leurrer. Lui qui parlait parfois des «maladies de la démocratie» voulait certainement dire, les maladies infantiles de la démocratie.
L’heure est grave. Aujourd’hui nous nous dirigeons vers des élections présidentielles anticipées avec plusieurs dizaines de candidats et des élections législatives avec des milliers de candidats. A moins d’un sursaut de dernière minute le pays risque d’être ingouvernable. Le morcellement des votes loin d’être un signe de bonne santé de notre démocratie devrait nous inquiéter. Cette implosion de la vie politique est en premier lieu la conséquence des manœuvres incessantes et répétées de l’entourage rapproché du chef du gouvernement contre les partis…membres du gouvernement. Récemment le ministre de la défense, lui-même candidat à la présidentielle, a déclaré qu’une campagne de bas niveau était menée par les organes officiels de l’Etat. Venant d’un homme sérieux et responsable ces paroles donnent froid dans le dos. Il n’est pas la seule cible d’une fameuse cellule de communication, connue de tous.
Un petit survol de ce qui s’est passé ces dernières années nous permettra de mieux comprendre le piège tendu. En 2015 alors que le pays commençait à se remettre à peine d’une grave crise économique et sociale, les vainqueurs des élections au lieu de privilégier les intérêts supérieurs du pays ont mobilisé toute leur énergie pour contourner la constitution, détruire les autres partis politiques, marginaliser l’ARP. Le gouvernement d’union nationale (GUN) devait être le point culminant de cette stratégie. Mais les choses ne sont pas passées comme prévu, les ambitions du groupe de jeunes loups qui entourait le président a renversé la table et a utilisé l’alliance avec Ennahdha pour son propre compte, tout en marginalisant la présidence de la république et l’ARP. Une ARP folklorique, une présidence bridée mais surtout une incapacité par les gouvernements successifs à redresser la situation ni même à mettre en place les instances nécessaires à l’exercice de la démocratie comme la cour constitutionnelle, voilà le résultat obtenu.
In fine qui manipule qui ? Le fait est que sans Ennahdha ce gouvernement n’aurait pas survécu un jour.
De chambardements en ajustements ministériels ces trois dernières années nous avons réussi à atteindre le plus petit commun dénominateur en termes de compétences. L’examen de ces remaniements nous permet de mieux comprendre l’arnaque. La majorité obtenue par le gouvernement le 27 aout 2016 était un leurre, elle ne devait servir que quelques mois. En effet quelques mois après exit 12 ministres : Mahjoub, Horchani, Jeribi, Zribi, Abdelkafi, Jalloul, Merai, Cheikhrouhou, Ghedira, Ben Gharbia, Charni…), idem pour le gouvernement de septembre 2017 exit Kaddour, Abderrahmen, Ayara…Tenez-vous bien en moins de trois ans le ministère de l’intérieur a connu quatre ministres, le ministère de la santé cinq… et c’est le cas de la plupart des ministères. Plus grave à chaque fois le ministre intérimaire chamboulait le lendemain même de sa nomination tout l’organigramme du ministère, alors qu’il n’est qu’intérimaire !!!!
La grossière manœuvre du vote de la confiance pour le nouveau ministre de l’intérieur en juillet 2018 n’a trompé personne. Elle a été instrumentalisée et présentée comme un vote de confiance pour l’ensemble du gouvernement, la suite comme nous le verrons plus loin prouve que c’était un manœuvre. Souvenons-nous bien fin juillet la stabilité gouvernementale était une ligne rouge, vitale pour le pays…Arnaque totale ! Le 05 novembre 2018 soit à moins d’un an des élections et quatre mois après ce fameux vote de confiance pour le nouveau ministre de l’intérieur, le 05 Novembre 2018 on décide de changer 18 ministres, c’est une stabilité pour le moins acrobatique…Pourtant souvenons-nous des 64 points de Carthage 2, un fort consensus s’était dégagé sur 63 points. Et si on s’était mis au travail en ce moment-là ? Non certains tenaient plus au point 64 qu’à la Tunisie, d’autres comme les islamistes pensaient que la crise était leur meilleur allié.
Sous la houlette de Mehdi Ben Gharbia à l’extérieur du gouvernement et pas moins de cinq ministres conseillers à la Kasbah la broyeuse de démocratie était en marche. Les fidèles ministres du point 64 qui ont trahi leur parti ont été récompensés (Le folklore du coup de force de l’un d’eux qui de force a assisté à deux réunions est à inscrire dans les annales) et le projet Tahya Tounes enfant naturel d’Ennahdha a vu le jour. L’aveuglement pour le pouvoir pousse à la faute. Pour la première fois depuis l’indépendance le secrétariat général du gouvernement, un poste hautement technique, a été confié à un médecin du secteur privé certes politicien et dissident de Afek mais n’ayant jamais occupé un poste administratif ! La fidélité avant la compétence. Un ancien m’avait dit à cette occasion, Bourguiba n’a jamais osé nommer Allala Laouiti ministre…Autre aberration depuis des mois le ministre de la santé est assuré par une intérimaire. En réalité le fameux GUN a servi à faire imploser les partis centristes. Avec la complicité du chef de cabinet du président l’enfant naturel d’Ennahdha, Tahya Tounes a fait son coming-out. La seule finalité de toutes ces manigances était le pouvoir à tout prix. On aurait pu accepter la manœuvre si au moins ce qui est devenu au fur et à mesure l’alliance Tahya - Ennahdha avait obtenu des résultats positifs pour le pays durant ces trois années d’exercice. Ce n’est pas le cas, tous les indicateurs sont au rouge et l’avenir est sombre. L’utilisation éhontée de l’appareil de l’Etat, l’attaque systématique et insidieuse des opposants, des partis « amis » membres de la coalition gouvernementale ne sont plus un secret pour personne. Seul le parti islamiste (allié objectif et protecteur) a été épargné. La destruction a atteint en premier le parti majoritaire NIDA, et sous prétexte d’une dispute entre deux egos immatures mal placés nous avons eu droit à des pleurnicheries en prime time. Les attaques répétées contre le chef de l’État ont fait le lit de la situation catastrophique économique et sociale dans laquelle se trouve le pays. Je l’affirme c’est à cause de cette stratégie destructrice que les résultats des prochaines élections risquent d’aggraver la crise actuelle.
Le faux suspens entretenu par la candidature du chef du gouvernement à la magistrature suprême est une insulte à l’intelligence des tunisiens. En réalité tout un chacun connaissait le scénario, il a été élaboré dès le début avec la complicité tacite d’Ennahdha. Il nous a assené à plusieurs reprises le couplet, «je ne suis pas intéressé par les postes», «je peux quitter tout de suite mon poste», «seul l’intérêt supérieur du pays m’intéresse », « la stabilité gouvernementale…». La réalité est tout autre. Le départ précipité du président vers un monde meilleur, je l’espère, a brouillé les cartes et a modifié la donne, mais comme sur d’autres sujets, nos apprentis sorciers n’avaient pas prévu de plan B.
Ce n’est pas non plus le fait du hasard si le populisme gagne du terrain dans notre pays allant jusqu’à menacer les fondements de l’Etat. Il a été cultivé et pratiqué par tous. Le recours aux effets d’annonces par le gouvernement, aux distributions de toutes sortes logements terrains agricoles, cartes de soins et autres inaugurations mensongères de projets inexistants ou déjà lancés est devenu quotidienne. Nous retrouvons ici exactement à quelques détails près les méthodes du parti socialiste destourien (PSD), le rassemblement démocratique constitutionnel (RCD). Pourquoi s’en étonner puisque les anciens responsables du RCD sont aux commandes à la Kasbah? «Cœur de Tunisie» ou les partis qui commercent avec la religion ou «Tahya Tounes» utilisent le même logiciel à quelques variantes prés.
Contribuer à construire une vie politique saine dans le pays, savoir faire passer ses ambitions personnelles après celle du pays est une qualité rare dans notre paysage politique aujourd’hui. Notre démocratie est jeune et fragile. En raison des intrigues et des calculs, elle a chancelé et même le maestro en politique qu’était BCE a été induit en erreur par le pedigree de certains. Alors à l’avenir nous ne devons plus être crédules, nous devons être plus vigilants dans le choix de nos représentants. Ne plus faire confiance aux apparences ou à nos passions mais choisir celle ou celui qui présentera un programme capable de consolider nos acquis et d’aller de l’avant.
Mohamed Salah Ben Ammar
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On ne peut que valider cette analyse fine et pertinente mais après les constatations quelle solution pour sauver la situation? Le pays risque en effet de devenir ingouvernable, si la division du camp des démocrates et patriotes continue. Nul salut pour la jeune démocratie tunisienne sans une union large des partis progressistes allant de Afek Tounes jusqu’au courant démocratique en passant bien sûr par la reconstitution du Nida Tounes tel que BCE l’a imaginé.
Bonne Analyse mais le vrai problème c etait le mauvais départ du processus démocratique qui a permis à l ancien système de revenir pour diriger le pays en octroyant les postes de ministres aux copains et aux fidèles
Cher Maître Ben Ammar, Merci pour votre lecture de la situation politique que nous vivons aujourd’hui dans notre cher pays. Loin de moi de prétendre vous contredire ou vous reprocher quoi que ce soit, je me permets tout simplement vous rappeler que vous aussi vous êtes loin de la situation actuelle en Tunisie, vous avez quitté le navire très tôt pour l’étranger, vous avez aussi hélas porté préjudice à une bonne génération de l’élite tunisienne à un certain moment en mettant davantage de restrictions pour espérer décrocher un poste d’interne des hôpitaux en France, sous le motif du devoir de service rendu au pays. Hélas cher maître, je ne comprends point votre position: êtes-vous toujours le militant que nous avons connu et qui nous a formés tous, ou êtes-vous entrain de nous reprocher à tous notre apprentissage de la démocratie? Pardonnez ma franchise cher Maître, mais nous sommes tous fautifs je pense, il est de notre humilité et de notre devoir de le reconnaître un jour, et ainsi nous pourrons nous comprendre mutuellement, apprendre de nos erreurs, et accepter nos différents. Respectueusement.
@Karim; Je vous remercie pour l'occasion que vous m'offrez ici pour éclaircir ce qui est un choix de vie personnel. Votre message est gentil mais partiellement inexacte. Il y a quelques mois un article téléguidé non signé m'a présenté comme un déserteur. Je vous rappelle à l'occasion que j'ai servi plus de 35 ans dans le secteur public de la santé en Tunisie et que je suis parti à l'âge de 60 ans. J’espère que ceux qui me critiquent servent cinq années seulement les hôpitaux publics. Evidemment j'insiste sur le fait que chacun est libre de travailler et de vivre où il le souhaite. Je crois encore porter le drapeau tunisien puisque je suis ici à Paris chef de service dans un grand hôpital public, sans compter mon implication à l'UNESCO ou à l'OMS ou dans d'autres organismes internationaux. Mais tout d'abord est ce que les tunisiens qui vivent à l'étranger ont encore le droit de s'exprimer sur ce qui se passe dans leur pays ou non? Je tiens à votre disposition les détails mais je n'ai pas quitté le navire comme vous le dites de gaieté de cœur. Je suis resté inactif pendant un an. On m'a demandé expressément de quitter le ministère de la santé. Certains de mes collègues et amis peuvent corroborer les propos. Quand au départ à l'étranger des résidents auquel vous faites référence. Vous savez parfaitement que c'est faux. Nous avons simplement essayé de remettre de l'ordre dans ce qui est devenu une fuite organisée des résidents en fin de cursus pour CERTAINES SPÉCIALITÉS dont la France avait besoin. Cela répondait plus aux besoins de la France que ceux de la Tunisie. Vous le savez très bien pendant 10 ans ou 15 ans des promotions entières de ces spécialités ont quitté la Tunisie sans retour. J'ai moi même au cours de ma carrière envoyé en France en formation plus de 80 résidents. Peu sont revenus en Tunisie. Vous connaissez les déserts qui existent dans ma spécialité à Tunis même. Malheureusement le stage à l'étranger est devenu un marché où des choses choquantes se sont passées. Seules la pudeur m'interdit de vous donner les détails scabreux de ces transactions. A aucun moment les stages à l'étranger n'ont été interdits+++ mais les collèges ont été chargés de réguler ces départs. Je signale ici que les collèges de spécialités qui sont en charge de la formation des résidents. Je rappelle que les résidents sont des étudiants/fonctionnaires du ministère de la santé qui perçoivent un salaire pendant 4 ou 5 ans. Vous le savez bien aussi aujourd'hui encore beaucoup d'hôpitaux français fonctionnent avec des médecins tunisiens (résidents en stage ici) qui n'ont jamais exercé un jour en Tunisie en tant que spécialistes. J'insiste sur le fait que chacun est libre de s'installer où il le souhaite dans le privé ou à l’étranger mais à la fin de sa formation+++. Les besoins de formation à l'étranger sont déterminés par les collèges. A ce propos la Tunisie et pour certaines spécialités est un exemple unique, ni le Maroc, ni l'Algérie ne font cela par exemple. Encore merci pour votre messages qui est resté courtois malgré les imprécisions
Analyse remarquable, nécessaire dans notre contexte actuel. Je constate que les remarques déplacées contre l'auteur que je connais personnellement n'abordent pas le vrai problème qui est celui de la responsabilité du gouvernement dans la crise actuelle. Cette crise est économique, sociale et surtout politique. Elle a été générée par les ambitions personnelles d'un petit groupe autour de Youssef Chahed qui n'a pas su faire passer les intérêts du pays avant le sien. Enfin je tiens à préciser que j'ai deux enfants qui vivent à l'étranger et ils sont aussi tunisiens que chacun d'entre nous. S'exiler pour aller travailler n'est pas une trahison. Des milliers de médecins s'exilent au Moyen Orient ou en Europe pour travailler.