Hommage de Mme Michaëlle Jean Ancien Secrétaire générale de l'OIF à Beji Caïd Essebsi
Le décès du Président Beji Caïd Essebsi est une perte immense pour le monde. De partout, nous le pleurons avec vous, Tunisiennes et Tunisiens.
Ces quelques jours de deuil national ne suffiront pas pour lui rendre hommage. Je connais peu d’hommes qui, comme lui, auront donné autant d’eux-mêmes dans l’intérêt supérieur de leur pays, avec en plus une volontaire, constante et totale humilité.
Beji Caïd Essebsi n’en était pas moins un homme à l’affut de l’essentiel, l’esprit droit, capable d’aller au fait, de distinguer le caillou de la montagne, le regard affuté, perspicace.
Son souci de mettre de l’avant les valeurs de justice, le respect des principes démocratiques, la défense des droits et des libertés pour toutes et pour tous le distinguait.Les femmes ont trouvé en lui un indéfectible et inestimable allié.
Je lui étais très attachée, touchée par l’immense sensibilité que j’entendais dans ses mots et sa voix de nonagénaire résistant. Dans chacun de nos échanges, nous partagions le même sentiment d’urgence, du temps qui presse, surtout ne pas attendre mais agir dès maintenant, construire le présent pour assurer l’avenir.
C’est à son appel que j’ai organisé en 2016 la Conférence internationale de la Francophonie en faveur d’une mutualisation globale et intégrée de nos capacités dans la lutte contre le terrorisme, la radicalisation et l’extrémisme. Nous sommes vite tombés d’accord que chaque pays frappé ne pouvait accuser le coup ni s’en remettre seul, les autres demeurer impassibles ou dans le repli sur soi. Il nous fallait partager les moyens, les renseignements, les forces, penser, prévenir, passer stratégiquement à l’action et nous engager au plus vite ensemble.
Partout, promesse tenue, j’ai dit la haute contribution de la Tunisie dans ce combat, son lourd investissement dans la défense de son territoire constamment menacé, multipliant les efforts de médiation et de diplomatie dans la région, tenant chaque jour courageusement le front à la frontière libyenne, pour empêcher un déferlement encore plus dévastateur sur le reste du continent. Le pays y laisse des vies et des ressources indispensables dont il a tant besoin pour sa stabilité, l’atteinte de ses de développement et de prospérité. Partout j’ai mis l’accent sur la nécessité, oui l’urgence que la communauté internationale soit aux côtés de la Tunisie. Si elle tombe, tout le reste s’écroule.
Béji Caïd Essebsi en était angoissé. Rien, disait-il, ne devait être laissé au hasard, ne jamais succomber au fatalisme, trouver et donner des raisons d’espérer. L’artisan de la transition de la Tunisie vers la démocratie, indéfectiblement fidèle aux réformes engagées par Habib Bourguiba dont il a été l’un des compagnons de route, comme aux aspirations exprimées par la révolution de jasmin, dormait peu. Ce fervent de la paix et de la sécurité voyait la menace s’amplifier, les violences affligeantes pour déstabiliser et mettre le pays en péril, des jeunes désenchantés, fragilisés par le sentiment d’impasse, répondre à l’appel meurtrier des sirènes intégristes et céder à la pulsion de mort. Son cœur s’est brisé devant l’horreur des derniers attentats à Tunis.
Lorsqu’il m’a reçue à l’occasion de ma visite officielle en Tunisie, pour un long entretien, je me souviens de la tristesse dans sa voix, « qui sait si je serai là pour le Sommet de la Francophonie à Tunis en 2020?» m’a-t-il dit en me raccompagnant. Il tenait à ce que la Tunisie accueille le cinquantième anniversaire de l’Organisation, s’assure de la protection et de la consolidation des principes de sa charte qui dictent ses missions.
Toujours et encore dans le prolongement visionnaire de Bourguiba, père fondateur de la Francophonie, aux côtés de Senghor du Sénégal, Hamani Diori du Niger, Norodom Sihanouk du Cambodge, ces hommes du Sud qui croyaient à un front commun de solide coopération pour répondre aux exigences nombreuses de notre temps. Faire de la langue française, « trouvée dans les décombres du colonialisme » pour reprendre les mots de Senghor, autre chose qu’un outil de domination et de conquête, mais celui d’un nouvel humanisme universel, dans la réciprocité.
Beji Caïd Essebsi nous quitte à un moment où le monde vit un cruel déficit d’hommes de vision, de courage, d’exemplarité, de constance et de conviction.
J’ai été touchée par cette phrase d’une jeune femme tunisienne « Il nous a guidés sur une nouvelle route. À nous de la poursuivre ».
Qu’il en soit ainsi.
Michaëlle Jean
27ème Gouverneure générale du Canada (2005-2010)
3ème Secrétaire générale de la Francophonie (2014-2018)